Dans les six premiers mois de 2020, le domaine des services de santé numériques a subi des changements d’une ampleur inédite en raison de la pandémie et des problèmes grandissants sur le plan de l’économie et de la justice sociale. Bien des entrepreneurs ignorent comment les investisseurs ont modifié leur façon d’évaluer les occasions d’aider des entreprises transformatrices de ce milieu dans la prochaine décennie. Antoine Nivard, directeur chez Inovia, s’est entretenu avec Beth Turner, associée chez SV Angel, Megan Maloney, directrice chez General Catalyst et Kristin Baker Spohn, partenaire en capital de risque chez CRV pour connaître leur point de vue sur la santé numérique dans le contexte post-COVID-19.
ANTOINE NIVARD : Dans quelle mesure votre cadre d’investissement dans la santé a-t-il changé au cours des derniers mois?
KRISTIN BAKER SPOHN : « Pourquoi maintenant? » est l’une des questions auxquelles je reviens souvent. Investir trop tôt dans un marché équivaut à mal investir et je crois que c’était un problème dans le domaine des services de santé numériques. Il y avait beaucoup de projets prometteurs, mais leur adoption était très lente. Avec la COVID-19, tout a changé.
Soudainement, le changement de comportement devient nécessaire pour continuer de prodiguer et d’obtenir des soins et répondre aux demandes du marché. Ce qui prenait auparavant 10 ans à adopter prend maintenant 10 semaines.
MEGAN MALONEY : Nous constatons également une accélération de la convergence entre les modèles hors ligne et en ligne. Auparavant, bon nombre d’entreprises commençaient par le physique pour ensuite se tourner vers le numérique. Aujourd’hui, la plupart débutent directement avec une stratégie numérique.
BETH TURNER : La question « Pourquoi maintenant? » demeure essentielle. Nous ne savons pas encore quels changements de comportements seront temporaires et lesquels seront permanents. Nous investissons sur un horizon de 10 à 20 ans. Ce sera très difficile de revenir aux comportements d’avant la pandémie. Bien des patients et des fournisseurs s’habituent aux soins à distance et à la rapidité des services.
ANTOINE : Qu’ont fait les entreprises de votre portefeuille pour s’adapter aux nouvelles réalités qui ont fait surface cette année?
MEGAN : Les travailleurs de la santé sont des superhéros et ils ont besoin de toute l’aide que nous pouvons leur fournir. L’une de nos entreprises, Color, s’est adaptée de façon extraordinaire. Normalement, on y fait du dépistage génétique, notamment pour le gène BRCA1, dont la mutation entraîne une prédisposition au cancer du sein. Quand la crise a frappé, plusieurs de ses cliniques et laboratoires certifiés CLIA ont rapidement été convertis pour y effectuer des tests de dépistage de la COVID-19.
Certaines entreprises ont également tiré profit de l’essor de la télémédecine, par exemple ProHealth, qui offre des examens virtuels gratuits aux personnes qui se demandent s’ils doivent passer un test de dépistage de la COVID. Il y a aussi Livongo, dont le modèle d’affaires reposait à l’origine sur le suivi à distance de personnes souffrant de diabète de type 2. Ils tiennent à s’assurer que ceux et celles qui sont prédisposés à développer des complications sont pris en charge.
BETH : Nous contribuons à environ 45 entreprises du secteur de la santé. Nous sommes ravis de la façon dont certaines d’entre elles ont répondu à l’appel. Les fondateurs réalisent maintenant qu’au-delà du bilan de leur entreprise, ils doivent surtout se soucier du bien-être de leurs employés.
Headspace propose gratuitement des services de santé mentale aux personnes qui ont récemment perdu leur emploi. De telles entreprises se montrent à la hauteur de la situation. On a beaucoup entendu qu’il fallait « construire », mais ce concept veut dire autre chose maintenant, surtout dans le domaine de la santé et lorsque des vies sont en jeu.
KRISTIN : Les entreprises de notre portefeuille sont en compétition avec les acteurs traditionnels depuis longtemps et c’est impressionnant de voir à quel point les fondateurs sont agiles quand vient le temps de répondre à la crise. Les acteurs traditionnels s’adaptent eux aussi.
Nous avons récemment dirigé la ronde de financement de série A de Wheel, qui propose un réseau de télémédecine dans les 50 États. On constatait déjà une vague d’adoption de la télémédecine, mais soudainement, elle a dû rapidement former beaucoup de médecins au triage de la COVID-19 et fournir à la demande de plusieurs entreprises de télémédecine.
Les entreprises qui survivront à cette nouvelle normalité et l’accéléreront seront celles qui réaffecteront leurs ressources et auront la capacité de s’adapter très rapidement.
ANTOINE : Parlons maintenant des grands changements à l’industrie que nous avons constatés cette année. En tant qu’investisseuses, que pensez-vous de cette soudaine occasion commerciale que représente la télémédecine?
KRISTIN : La télémédecine, ce n’est rien de nouveau. Sa première vague a été très peu adoptée, car les fournisseurs et les patients ne voulaient pas changer leur comportement.
Depuis quelques années, il y a une deuxième vague, avec par exemple les services d’ordonnance directement aux patients et des entreprises qui proposent des fournisseurs infonuagiques. La demande du consommateur a aussi beaucoup augmenté. Avec la pandémie, la vague est devenue un tsunami. Je cherche maintenant à investir dans des entreprises qui créent des solutions permanentes, et non temporaires, pour le nouveau paradigme mondial.
MEGAN : Selon CMS, le nombre de consultations hebdomadaires en télémédecine est passé de 12 000 à près d’un million. Avec ces chiffres et le fait qu’il s’agit d’un outil si pratique pour tant de gens, c’est impensable de concevoir que l’on reviendra comme avant. La télémédecine est là pour de bon.
Plusieurs des obstacles que l’on rencontrait commencent à disparaître. Par exemple, les taux de remboursement pour la télémédecine étaient beaucoup plus bas, car on ne pouvait pas prouver que c’était aussi efficace qu’une consultation en personne. Ce que l’on vit à l’heure actuelle est une gigantesque expérience qui prouve que la plupart du temps, les deux types de consultation s’équivalent.
Maintenant que la télémédecine est un acquis et que des entreprises fournissent déjà l’infrastructure dorsale, il faut aussi prodiguer plus efficacement des soins avant et après la consultation. Comment y arriver? Par exemple, les fournisseurs doivent être en communication avec leurs équipes ainsi qu’avec leurs patients. Comment feront-ils?
Je pense aussi aux patients avec des maladies chroniques, qui voient moins souvent leurs fournisseurs, car on leur dit maintenant d’éviter l’urgence à moins que ce ne soit vraiment grave. Dans ce contexte, comment s’assurer d’offrir des soins préventifs? Comment s’éloigner de ce modèle de rémunération à l’acte?
En passant, il doit y avoir des entreprises qui facilitent la facturation des cabinets. Le nombre d’heures qu’il faut mettre pour apprendre à facturer les assureurs et connaître le numéro de permis et les codes de chacun d’eux est absurde.
Enfin, pensons aux personnes âgées, qui n’utilisent pas nécessairement le téléphone intelligent de la même façon que nous ou qui n’en ont tout simplement pas. Comment les rejoindre? Certains payeurs appellent quotidiennement des gens plus âgés pour leur demander s’ils ont besoin de quelque chose. Comment pourrait-on faire cela de manière plus efficace?
KRISTIN : Tu as tout à fait raison : comment les payeurs conçoivent-ils leurs processus et les adaptent? Ils s’aperçoivent aussi que la définition de « soins de santé » est plus floue. On met de plus en plus l’accent sur les déterminants sociaux comme le logement ou la possibilité de faire livrer l’épicerie. Ainsi, les payeurs, surtout dans un modèle de remboursement fondé sur la valeur, envisagent soudain la prestation de soins de manière beaucoup plus globale, ce qui crée de nouvelles occasions et leur procure la chance de rejoindre les patients, par exemple les personnes âgées.
ANTOINE : Nous voyons de nouvelles entreprises de soins de santé qui adoptent un modèle à la fois physique et numérique. Je pense à Forward (qui fait partie de notre portefeuille) ou à OneMedical du côté des soins primaires, mais aussi à des établissements spécialisés comme Tia, axé sur les soins des femmes, et à la clinique de fertilité KindBody. Que pensez-vous de cette tendance?
MEGAN : Je crois que cela fait partie des tendances les plus intéressantes. La première raison pour laquelle de nombreuses cliniques s’adressant aux femmes ont vu le jour est que dans le ménage, ce sont elles qui prennent la majorité des décisions concernant la santé.
La seconde est que pour bien des femmes, le gynécologue devient le fournisseur de soins primaires. Lors d’une consultation, il y a l’examen, puis dans les cinq dernières minutes, on pose toutes sortes de questions sur nos autres problèmes de santé. Le gynécologue se retrouve alors avec très peu de temps pour y répondre et nous diriger vers d’autres médecins. Bon nombre de ces nouvelles entreprises — tu as mentionné Tia et Kindbody — veulent enlever cette pression au gynécologue et utiliser la technologie pour offrir aux femmes des renseignements et des ressources.
Cette tendance se poursuivra. Ces entreprises ont généralement des dépenses en capital élevées, mais il y a moyen d’améliorer la marge brute en supprimant des coûts. Par exemple, elles pourraient avoir un modèle fondé sur le partage des économies ou bâtir une plateforme numérique similaire à celle de OneMedical. Il ne serait ainsi plus aussi nécessaire d’utiliser des espaces physiques.
Je m’inquiète toutefois des répercussions négatives sur les populations afro et latino-américaines. Elles entretiennent déjà, de manière générale, une méfiance à l’égard de la communauté médicale, et voilà qu’on ajoute un volet numérique. Il faut vraiment adopter une approche de proximité. Nous le faisons avec certains pans de la population, mais je crois que pour les prestataires de Medicaid, nous sommes en train de manquer le bateau.
Une des entreprises qui s’intéresse à cet enjeu est Cityblock : elle s’associe à des centres de soins locaux afin de mieux pouvoir connaître et aider ses membres.
ANTOINE : Je crois qu’il faut s’attendre à une hausse spectaculaire des inscriptions à Medicaid. Historiquement, ce n’est pas un secteur auquel les fondateurs accordent une grande importance. Avez-vous d’autres exemples d’entreprises qui changent les données et offrent des soins de proximité?
KRISTIN : Non seulement y a-t-il une accumulation de la demande, mais on constate aussi une reconnaissance du fait que la prestation de soins de santé, comme la politique, est une affaire locale et doit répondre aux besoins de la communauté. Quand on dit qu’il faut rejoindre les gens, il ne suffit pas de le faire par téléphone. Il faut les rencontrer en personne, par exemple dans le système de santé communautaire ou les écoles. Et il ne suffit pas d’entrer en contact : il faut savoir communiquer et collaborer avec la communauté en question.
On voit apparaître des entreprises de soins à distance ou en personne — des payeurs comme des fournisseurs — qui s’adressent spécifiquement à une population précise. Je suis fascinée de voir comment les fondateurs construisent leur marque, leurs services et l’expérience qu’ils offrent afin de répondre aux besoins précis de la communauté.
BETH : L’une de nos entreprises, Hims & Hers, offre depuis peu la possibilité, au moment de prendre un rendez-vous en télémédecine, de choisir un médecin qui parle espagnol. En reconnaissant que la barrière de la langue peut créer des difficultés, elle gagne la confiance du patient. On voit de plus en plus d’entreprises de santé numérique qui connaissent du succès en offrant des services à un segment précis de la population, comme la communauté LGBTQ, les mamans ou les femmes ménopausées, et nous nous réjouissons de ces occasions.
ANTOINE : On parle depuis un certain temps de « dégrouper » les soins de santé et certains ont tenté de combler le fossé entre les soins préventifs, les diagnostics et les traitements. Vous attendez-vous à une nouvelle génération d’entreprises spécialisées dans les soins préventifs qui voudront éviter que les gens fréquentent l’hôpital, voire le système de santé? Les diagnostics et les soins à distance sont-ils pour bientôt?
KRISTIN : Je crois qu’on s’en approche. Les fondateurs doivent absolument comprendre les modèles de remboursement et de paiement. Il y a deux cadres auxquels je réfléchis souvent.
Le premier repose sur une mise en marché qui vise tous les intervenants. Généralement, dans une expérience de vente au détail, il n’y a qu’un intervenant, soit le consommateur. Mais dans le système de santé américain, il y a l’acheteur, le payeur, le décideur et l’utilisateur. Quatre entités différentes dont les motivations le sont tout autant. Il est essentiel de comprendre chacun de ces intervenants. Pour connaître du succès, une entreprise doit savoir saisir cette valeur.
Le deuxième cadre, c’est qu’historiquement, dans le système américain de paiement à l’acte, le remboursement des soins de prévention est minime. Grosso modo, si on rembourse 10 $ pour les traitements, on rembourse 1 $ pour les diagnostics et 0,10 $ pour les soins préventifs. Dans ce contexte, une entreprise voulant se consacrer aux soins préventifs doit avoir un vaste volume de clients. Par contre, une entreprise qui offre des traitements pour une maladie rare peut générer de gros profits même si elle ne soigne que très peu de patients.
Cette transition vers les soins axés sur la valeur s’opère lentement, mais un peu partout, des entreprises arrivent à saisir la valeur des soins préventifs. Des entreprises qui offrent des régimes Medicare Advantage, comme Devoted, assument la responsabilité financière et les risques tout au long du parcours de soins du patient. Elles sont incitées à promouvoir les comportements préventifs, car elles peuvent en tirer de la valeur. Plus cette transformation s’accélérera, plus il y aura d’entreprises de ce genre, ce qui favorisera la prévention.
ANTOINE : Ces nouveaux modèles de remboursement engendrent d’autres changements. Par exemple, AlayaCare, l’une des entreprises de notre portefeuille, propose des logiciels d’infrastructure dorsale pour les fournisseurs de soins à domicile. L’adoption par ces derniers d’autres modes de soins nécessite l’utilisation d’autres logiciels, afin qu’ils puissent bien mener leurs activités. Les fondateurs d’entreprises de technologie se demandent alors s’il ne vaudrait pas mieux y aller à fond et devenir eux-mêmes des fournisseurs de soins de santé au lieu de se contenter de servir ces acheteurs. À suivre…
ANTOINE : Déjà, avant la pandémie, le secteur de la santé mentale retenait beaucoup l’attention et attirait des rondes de financement. Avec le confinement et le ralentissement économique, la demande pour des soins de santé mentale a augmenté en flèche et le financement s’est poursuivi. Bon nombre des entreprises de notre portefeuille ont d’ailleurs commencé à offrir des services de santé mentale à leurs employés. Que pensez-vous des occasions pour ce secteur?
BETH : Je crois qu’on ne pense pas assez aux personnes dont le régime de l’employeur n’offre pas certains de ces services de santé mentale. Comment intégrer des plateformes pour la santé mentale au système de santé général? Je crois aussi que plusieurs sphères au sein de ce secteur connaîtront une forte croissance. Je suis très heureuse de constater que la santé mentale est moins stigmatisée et qu’on réalise à quel point c’est important.
KRISTIN : Dans mon expérience, les entreprises qui vendent directement aux consommateurs ont souvent des problèmes de rentabilité unitaire. La porte est grande ouverte pour celles qui arriveront à acquérir des consommateurs de manière naturelle et efficaces pour leur offrir des services.
J’ai investi dans une entreprise nommée Modern Health, qui propose des services de santé mentale par l’entremise des employeurs. Quand j’étais du côté opérationnel, j’ai constaté le changement d’opinion chez les employeurs : si, auparavant, ils jugeaient que les services de santé mentale étaient intéressants, ils estiment maintenant qu’ils sont essentiels. Ce changement s’est opéré au fil des ans, et avec la Loi sur la parité en santé mentale, d’autres payeurs suivent la tendance. Les employeurs ont réalisé qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de santé : cela a des répercussions sur la productivité des employés et la culture du milieu de travail.
MEGAN : Le monde du capital de risque s’intéresse à la santé mentale depuis un ou deux ans, car c’est un secteur qui touche tout le monde. Il y a de bonnes filières, par exemple la psychiatrie : comme il n’y en a pas assez, c’est difficile d’en trouver un. Il serait donc intéressant de trouver un moyen pour qu’ils puissent rejoindre plus de gens.
Il faut s’attarder aux secteurs qui sont mal desservis ainsi qu’aux modèles de prestation de soins. Ce qui m’amène à mon dernier point : la confidentialité en santé mentale. Une téléconsultation psychologique peut-elle se faire dans un espace virtuel privé? Certaines personnes qui n’ont pas cette garantie ne voudront pas consulter. C’est un gros problème, et à ma connaissance, personne ne tente d’y remédier.
Nous avons modifié cette transcription pour des raisons de longueur et de clarté.