Séances Inovia : Fausses croyances sur la création et le développement de plateformes

Les plateformes ont donné naissance à certaines des plus importantes entreprises de grande consommation au monde au cours des dix dernières années. Pensons notamment à DoorDash, Instacart, Airbnb, Spotify, Zillow, Uber et Lyft. Même si beaucoup d’encre a coulé à propos des plateformes, une multitude de fausses croyances subsistent à propos des meilleures pratiques pour créer et faire prospérer ce type d’entreprise. Andre Charoo, associé-investisseur d’Inovia, en discute avec Sarah Tavel, de Benchmark, Pete Flint, de NFX, et Angela Tran, de Version One.

PREMIÈRE PARTIE : La poule ou l’œuf?

Andre Charoo : Angela, qu’est-ce qui vient en premier, l’offre ou la demande? Laquelle joue le premier rôle? En ce qui concerne l’offre, vous précisez qu’il faut savoir reconnaître un produit distinctif. Pouvez-vous nous en dire plus et nous expliquer comment convaincre des fournisseurs de se joindre à la plateforme?

Angela : Selon la fausse croyance la plus courante, il faudrait d’abord calculer toute l’offre ou toute la demande, alors qu’en réalité, c’est une démarche progressive. Pour lancer le moteur, il suffit d’un peu d’offre, puis de demande, puis d’encore un peu plus offre, et de davantage de demande. L’atteinte du produit minimum viable ne consiste pas à regrouper toute l’offre ou toute la demande, mais à montrer qu’on est capable de mettre efficacement en rapport une offre très pointue avec une demande très pointue dès les premiers jours. Bien souvent, la plateforme d’offre apparaît en premier, car il est plus facile de trouver des personnes qui souhaitent gagner de l’argent et se faire connaître que des acheteurs.

À propos de votre question sur les produits distinctifs, j’émets une réserve : ce ne sont pas toutes les plateformes qui disposent de tels produits ou qui sont en mesure d’en avoir, particulièrement lorsqu’il s’agit de viser un secteur où un autre acteur est déjà établi ou s’il y a un concurrent dans un créneau voisin. Il est possible de trouver des produits et des marchés uniques lorsque l’offre n’est pas encore en ligne, comme dans le cas de nombreux secteurs ou plateformes interentreprises à l’ancienne, où il y place au développement. Pensons aussi aux catégories sous-exploitées. Airbnb est un exemple classique. Des logements à partager étaient déjà offerts sur Craigslist, mais le secteur n’a vraiment décollé qu’avec l’apparition d’Airbnb, dont la formule magique n’est un secret pour personne : recourir à des photographes professionnels pour rendre l’offre plus distinctive.

Nous venons d’investir dans une société de météorologie qui a recensé chaque arbre aux États-Unis grâce à des données satellitaires. Pour nous, les données ainsi recueillies créent une offre, car la société peut demander aux propriétaires fonciers de ne pas récolter ou abattre leurs arbres (leur source de revenus habituelle) et leur proposer à la place de vendre des droits de d’émission de dioxyde de carbone à des sociétés du classement Fortune 500. Cette création d’offre axée sur les données est inédite et nous sommes heureux de l’avoir découverte.

En ce qui concerne votre dernier point sur la façon de convaincre des fournisseurs de rejoindre une plateforme, je pense que la tactique la plus courante consiste à mettre à leur disposition des outils pour gérer leurs activités en fonction de l’offre, tels que les logiciels-services.

Andre Charoo : À l’époque du lancement d’Uber, et de son produit de luxe Uber Black, les conducteurs recevaient un paiement pour garantir l’offre, puis, une fois la demande consolidée, on est passé d’un paiement à l’heure au versement d’une commission.

Andre Charoo : Pete, vous avez évoqué le concept de création de valeur indépendante du réseau. Pouvez-vous approfondir?

Pete Flint : Au début, il est extrêmement difficile pour une jeune entreprise de générer des liquidités d’un côté ou des deux côtés de la plateforme sans y consacrer d’importantes sommes d’argent. Or, malgré des capitaux limités, il faut générer de la croissance côté demande ou côté offre, selon celui qui est le plus important au départ, mais idéalement des deux côtés. Comment y parvenir?

En attendant la croissance, comment offrir de la valeur à un utilisateur occasionnel ou irrégulier ou au consommateur moyen? Dans le cas de Trulia, nous nous sommes demandé quelles informations relatives au logement intéressaient le consommateur. Zillow a procédé de façon similaire, en fournissant des comparatifs, des renseignements sur le quartier et les établissements scolaires, l’évaluation et d’autres informations intéressantes, mais sans présenter toutes les annonces. Les utilisateurs viennent chercher ce type d’information. Lorsque vous aurez capté une partie de la demande, l’offre commencera à arriver.

La création de valeur indépendante du réseau est essentielle avant même que la plateforme soit pleinement fonctionnelle. En 2020, la concurrence fait rage dans certaines grandes catégories. Nous recherchons une approche, un circuit de distribution ou un produit unique. Quelle est la source de croissance? Quelle est la tactique? Quelle est la plateforme envisagée? Je pense que les entrepreneurs ne prennent pas la pleine mesure des difficultés ni de l’importance qu’il y a à se poser ces questions.

Andre Charoo : Quand peut-on parler de plateforme fonctionnant au moyen d’un logiciel-service? Quelle est la différence par rapport à une entreprise offrant un logiciel-service qui, indépendamment, lance une plateforme distincte une fois les participants recrutés?

Pete Flint : C’est assurément une des tactiques de plus en plus utilisées pour construire un logiciel-service permettant de capturer les participants en vue de générer de la valeur. Exemple classique : OpenTable, qui a commencé par proposer des informations de réservation, puis s’en est servi pour bâtir une plateforme. C’est très intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, on noue une relation forte avec différents clients, on se donne la peine de comprendre leurs activités et leur façon de travailler, puis on étudie la question des paiements. C’est un atout précieux. À partir de là, il est possible de créer une plateforme. Cette approche se justifie, car les logiciels-plateformes offrent des moyens de défense limités, hormis les fonctionnalités et la marque. En revanche, lorsqu’on y ajoute une plateforme, l’ensemble joue un rôle irremplaçable.

En outre, il peut être difficile de vendre un logiciel-service. Le coût d’acquisition de clients et la valeur à vie pour ce type de produit pèsent lourd, en particulier pour une PME, mais la fidélisation est souvent très élevée. Ainsi, si on combine une promotion agressive des ventes et un produit avec un taux de rétention élevé, puis qu’on ajoute une plateforme, ce qui est bien souvent la prochaine étape, on peut obtenir un cocktail détonant. Ces types de logiciels-services associés à des plateformes sont devenus d’excellentes options pour les jeunes entreprises, surtout au cours des dernières années.

Andre Charoo : Une évolution est perceptible parmi les différents types de plateformes. Sarah, je crois que votre associé, Bill Gurley, s’interrogeait sur Twitter il y a quelque temps : « Quelle est la différence entre une plateforme gérée et une vraie plateforme? » Pourquoi constate-t-on une évolution?

Sarah Tavel : Une des grandes innovations apportées par Uber a été celle du service « à la demande ». Pas besoin de choisir un fournisseur. Uber le fait pour nous. Cela permet d’éliminer systématiquement les irritants de la mise en correspondance et des plateformes. C’est un effort de tous les instants que d’en libérer les transactions.

Les plateformes classiques se sont toujours concentrées sur le développement de l’offre et sur la mise en avant de leurs attraits. On assiste à présent à un renversement : aidons les personnes à trouver plus facilement le fournisseur qui leur convient. N’attendez pas qu’un utilisateur mécontent se plaigne d’un fournisseur pour le retirer. Attirez l’offre et faites le tri. La question est maintenant : dans quelle mesure voulez-vous vous impliquer dans la sélection des fournisseurs. L’un des grands atouts des plateformes, c’est que lorsqu’elles ont atteint leur vitesse de croisière, les coûts sont vraiment bas, car c’est un cercle vertueux. La démarche est différente.

Angela Tran : Plus c’est géré, plus on se rapproche du commerce électronique. On peut alors se demander s’il y a encore des effets de réseau. Il y a ensuite la question des mécanismes de défense. Et là, le fossé se creuse.

J’ai écrit à propos des API qui se présentent comme des plateformes. Comme pour les plateformes classiques, elles ont deux versants, les vendeurs et les acheteurs. Simplement, l’interface est différente. Dans le premier cas, l’exploration et l’achat ont lieu au niveau de l’application, de sorte que le processus transactionnel est visible pour l’utilisateur final. Cela fait partie de la plateforme, de son identité ou de son image de marque. Dans le deuxième, l’API offre l’expérience utilisateur lors de la transaction. Autrement dit, la transaction se déroule au niveau de l’infrastructure et n’est pas accessible à l’utilisateur final.

Andre Charoo : J’aimerais que Sarah nous explique pourquoi on doit s’abstenir de multiplier les transactions au début. Vous parlez de « satisfaction viable minimum ». Qu’a-t-on à y gagner?

Sarah Tavel : Je vais vous proposer une synthèse d’un article de ma page Medium intitulé Hierarchy of Marketplaces (hiérarchie des plateformes). Je l’ai écrit après avoir étudié le cas de Postmates et avoir constaté rétrospectivement leurs erreurs. Tant de sociétés et tant d’entrepreneurs parmi ceux que j’ai rencontrés font une fixation sur la valeur minimale garantie (VMG)! Tous souhaitent présenter une VMG en pleine croissance à la société de capital de risque qui s’intéressera à leur entreprise. Ils veulent atteindre leurs objectifs de croissance, comme un million de VMG annualisée pour la ronde de financement de série A, ou autre, mais si on cherche à tout prix à maximiser la VMG, je pense qu’on va dans la mauvaise direction.

Pour être en mesure de bousculer un marché, je crois qu’il faut se concentrer sur un problème vraiment épineux. Comparons DoorDash et Postmates : Postmates est née un an et demi avant DoorDash. Toutes deux se sont attaquées à la baie de San Francisco, mais Postmates voulait de la VMG à tout prix, et a ciblé plusieurs secteurs à San Francisco : cafés, restaurants, détaillants… vous pouviez vous faire livrer un iPhone, un vélo, des mets chinois, un café… Et c’est bien comme cela qu’on obtient rapidement une VMG élevée. En revanche, DoorDash s’est intéressée aux banlieues, où il n’y avait pas de concurrence, car personne n’en voulait. Pourtant, c’est ainsi qu’on peut prendre de l’élan et provoquer un effet de réseau digne de ce nom. Il devient alors possible de grandir à partir de cette position de force, qui est un peu comme un filon que vous avez découvert. Pour moi, DoorDash a su bien faire les choses et nous a montré comment maintenir le cap. Si on procède comme il faut, la croissance sera une externalité positive. Toutefois, on doit s’assurer d’avoir une proposition de valeur très solide.

Vous m’avez demandé ce qu’était la « satisfaction viable minimum ». Si vous souhaitez vous concentrer sur un filon, le meilleur moyen de bouleverser un marché lorsque l’effet de réseau s’enclenche (imaginez un effet boule de neige), c’est votre valeur ajoutée, autrement dit, le niveau de satisfaction de vos acheteurs et de vos vendeurs lorsque vous devenez incontournable. Vous commencez à bénéficier de référencement naturel de vos acheteurs et de vos vendeurs, car votre proposition de valeur est comparativement de plus en plus solide à mesure que vous accroissez votre part de marché. Pour moi, la proposition de valeur, c’est le niveau de satisfaction.

Comment savoir si vos acheteurs et vos vendeurs sont plus satisfaits chez vous que chez vos concurrents? Vous devez offrir une expérience de vente ou d’achat incontournable qui pousse les utilisateurs à revenir. Ils vont systématiquement chez vous et ça se voit dans la stabilité de votre produit net auprès de ce groupe au fil du temps. Cela signifie que vous avez trouvé un filon et que votre offre est suffisante. Vous avez la combinaison gagnante et vous avez atteint le niveau de satisfaction viable minimum. Il y a différentes manières de mettre ce concept en pratique. Je pourrais continuer, mais c’est l’idée de base.

Andre Charoo : Il y a une fausse croyance à propos de l’objectif de taille de marché. Certains marchés sont-ils trop petits pour accueillir une plateforme?

Sarah Tavel : La question vaut d’être posée. Si vous craignez d’être sur un marché trop petit, c’est que vous pensez comme il faut. Vous devez vous assurer que vous n’êtes pas dans une impasse. Il est facile de miser sur un petit marché et d’y rester coincé. L’essentiel est de se concentrer sur un petit marché, de dénicher un filon, de l’exploiter le mieux possible et de ne pas trop s’éparpiller. Dès que vous savez anticiper les besoins de l’acheteur, est-ce que cela fait naître une offre potentielle croissante qui vous permettra de vous développer progressivement sur le marché?

Pete Flint : Je suis entièrement d’accord avec Sarah. Certes, la taille du marché est importante, mais sa structure l’est probablement encore plus, car ce qu’on recherche dans ce cas, c’est la fragmentation. Les plateformes visent la diversité. Par exemple, dans le cas de restaurants, de logements ou d’hôtels, on veut voir une offre variée. C’est un peu un principe de base des plateformes, que ce soit côté offre, côté demande ou les deux. Il y a aussi une question d’utilisation répétée. L’idée est de revenir encore et toujours. Si tous ces ingrédients sont réunis, comme le souligne Sarah, alors cette niche intéressante, mais délaissée, peut prendre de l’ampleur, et c’est là qu’on a un vrai potentiel.

Angela Tran : On aime aussi penser que la plateforme vient résoudre un problème d’efficacité, ce qui est appréciable. Sinon, vient-elle ouvrir la porte à de nouvelles transactions? Prenons le cas d’Uber : auparavant, personne ne pensait utiliser son propre véhicule pour conduire d’autres personnes. Une offre d’un nouveau type a été créée. Elle suscite une nouvelle demande et un ensemble de nouvelles transactions, alors que, dans le cas de plateformes de professeurs remplaçants ou de soins infirmiers, on rend le système plus efficace, mais on n’ajoute pas d’infirmiers, ou encore d’hôpitaux qui auraient besoin de plus d’infirmiers, etc. Voilà une autre manière d’évaluer la taille du marché.

DEUXIÈME PARTIE : Engendrer la dynamique du succès

Andre Charoo : Sarah, vous avez évoqué les boucles. Pouvez-vous expliquer votre concept de boucles de basculement et de boucles de satisfaction?

Sara Tavel : Angela et Pete ont beaucoup parlé du problème de la poule et de l’œuf, et du démarrage d’une plateforme. Au départ, on crée un plan de match axé sur des éléments peu porteurs de croissance afin de lancer le moteur et de générer des transactions sur la plateforme. Il y a ensuite une transition, et on élabore un deuxième plan match. Pour moi, cela consiste à détecter les boucles qui devraient exister naturellement, mais qu’on peut ajouter facilement au produit pour parvenir à une croissance systématique.

Je pense qu’il existe deux catégories de boucles qui fonctionnent en symbiose. Il y a d’abord les boucles de croissance : Google regorge d’informations à ce sujet. C’est le cas classique des recommandations entre vendeurs et acheteurs, et du référencement naturel; on peut exploiter tellement de boucles de croissance différentes.

Viennent ensuite ce que j’appelle les boucles de satisfaction, qui consistent simplement à prendre des dispositions pour éviter une dégradation du niveau de satisfaction des acheteurs à mesure que vous vous développez, et notamment que vous faites croître votre base de fournisseurs. En effet, vous cherchez continuellement à éliminer les mauvais fournisseurs et à récompenser les bons. J’utilise parfois l’image de reins, qui « filtrent » les plateformes. Comment parvenir à ce que se mettent naturellement en place des systèmes qui récompensent les bons et écartent les mauvais? La réputation en est un exemple classique. Des personnes écrivent une évaluation qui aide l’acheteur à choisir avec qui travailler. Le classement des résultats de recherche est un autre exemple. On crée ces boucles et des données implicites ou explicites contribuent à la bonne santé de votre plateforme au fil de votre croissance.

Andre Charoo : Angela, dans votre guide des plateformes, vous indiquez que la clé pour bâtir des plateformes solides, c’est de regrouper la demande. Pouvez-vous nous en dire plus?

Angela Tran : Nous parlions tout à l’heure de comment démarrer avec l’offre. À mesure que vous rencontrez toujours plus de succès, il existe un risque que votre offre devienne indifférenciée, car la croissance entraîne immanquablement l’apparition d’imitateurs. Le but de tout fournisseur est simplement de maximiser la distribution. Par conséquent, même si la fidélité a son importance, l’éventail de circuits à disposition des vendeurs compte aussi. On ne peut leur en vouloir d’être sur autant de plateformes que possible. Je crois que la notoriété parmi les acheteurs est un bon rempart. Après tout, c’est eux qui ont de l’argent à dépenser!

Andre Charoo : Pete, le tableau serait incomplet si nous n’abordions pas les effets de réseau avec vous. Quels signes montrent indéniablement aux entrepreneurs que leur plateforme bénéficie des effets de réseau?

Pete Flint : Je pense qu’il y a une part de savoir-faire et une part de science dans tout ça. Le volet scientifique, ce sont les tendances qui s’accélèrent et l’adoption du produit qui les sous-tend, mais aussi la progression des indicateurs, de la demande naturelle et du nombre d’utilisateurs fréquents. On a des indicateurs principaux, puis des indicateurs secondaires, qui sont plus complexes à calibrer. Toutefois, sous réserve d’une conception correcte du produit, d’une masse critique et d’une attention particulière accordée à la densité, ils partiront à la hausse.

Vient ensuite le savoir-faire : vous encouragez des personnes à s’exprimer sur les réseaux sociaux ou des inconditionnels de vos produits à faire circuler du contenu viral. De plus en plus de personnes apprécient votre produit et commencent à en diffuser les promotions ; ce phénomène, dont l’existence est indéniable, reste néanmoins difficile à mesurer. Ça ne se fait pas du jour au lendemain, mais quand cela se produit, c’est très intéressant.

TROISIÈME PARTIE : Comment gagner?

Andre Charoo : Pete, comment gagne-t-on, selon vous? Lorsque vous avez mis sur pied Trulia, il y avait à l’évidence un adversaire de taille, Zillow. Vous parlez aussi du concept de « réseau de marché » lorsqu’il s’agit de gagner et de se renforcer. Pouvez-vous nous en dire plus?

Pete Flint : En fait, nous avons fusionné avec Zillow, donc nous en sommes tous sortis gagnants. Beaucoup de choses ont été écrites sur la répartition économique des plateformes, qui veut que le numéro un s’arroge 60 % des bénéfices, le numéro deux, 30 %… C’est la même chose dans la plupart des cas, où qu’on se trouve géographiquement. Un fait notable : plus le marché est petit, moins il est possible qu’apparaissent des concurrents. Or, il est incontestable qu’il existe des régions plus petites dans le monde. La part de marché de Google aux États-Unis est étonnamment basse par rapport à d’autres pays plus petits, car la valeur économique est insuffisante pour que surgissent des rivaux dans ces derniers. Sur ces marchés de niche, il est possible d’avoir une part de marché considérable et potentiellement un bénéfice bien plus élevé, ce qui est un gage de réussite.

On acquiert alors plus de valeur que prévu. Par exemple, au Royaume-Uni, Trulia vaut des milliards. Certes, le chef de file d’une catégorie est toujours très favorisé, mais, lorsque l’offre est fortement diversifiée, de nombreux concurrents peuvent également tirer leur épingle du jeu.

Andre Charoo : Sarah, selon vous, il ne s’agit pas seulement d’être numéro un, mais bien d’être numéro un avec une vaste longueur d’avance. Que dire aux entrepreneurs?

Sarah Tavel : Au début de ma carrière, j’étais analyste chez OLX, un des premiers sites de petites annonces en ligne.

Ils ont fait réaliser une analyse qui m’a semblé très intéressante, soit une matrice du BCG. Ils ont étudié la rentabilité du site d’annonces sur un axe et, lorsqu’ils étaient numéro un, ils ont comparé leur taille à celle du numéro deux sur un autre axe. On observait une très forte corrélation : lorsqu’un de leurs sites, toutes régions et catégories confondues, était numéro un et était huit fois plus gros que le suivant, la marge sur coût variable ou la marge bénéficiaire était de 80–90 % côté annonces. En revanche, avec un rapport de taille de 1,5, adieu la rentabilité. On se retrouvait dans une bataille acharnée dans laquelle il fallait constamment défendre sa position.

La leçon est claire. On en revient à la question de la taille : plus on est gros, plus on affiche un taux de pénétration supérieur aux concurrents, une forte valeur ajoutée pour les acheteurs et les vendeurs, et une croissance de la part de marché parmi ces derniers. C’est tout le contraire dans le cas d’Uber contre Lyft, ou du secteur de la livraison des repas, où des sommes astronomiques sont dépensées, car personne n’est vraiment au-dessus du lot. Cela ne vaut pas la peine d’être une plateforme si on n’est pas le numéro un incontestable.

Andre Charoo : J’aime cette affirmation audacieuse. À bon entendeur, salut. Angela, pour conclure, j’aimerais que vous parliez de différenciation des produits. À mesure qu’ils deviennent indifférenciés et qu’une plateforme gagne en popularité, y a-t-il des stratégies qui nous positionnent mieux que d’autres?

Angela Tran : J’adhère vraiment aux idées de Sarah : niveau de satisfaction et effort constant pour éliminer les irritants lors des transactions. À propos de verrouillage de l’offre, il faut savoir reconnaître quand un fournisseur est bon, et peut-être associer la réputation à celle de la plateforme pour éviter une désertion. J’ai toujours été convaincue qu’un des grands facteurs de la notoriété est la capacité à nouer des relations de confiance avec les acheteurs.

Andre Charoo : Y a-t-il des fausses croyances sur la façon de procéder pour dominer un marché? Selon Crunchbase, la plateforme moyenne doit procéder à sept levées de capitaux avant de faire son entrée en Bourse. La seule façon de gagner est-elle nécessairement d’engranger des tonnes de capital de risque?

Sara Tavel : Pour moi, le soutien financier est un moyen détourné de parvenir au niveau de satisfaction. Cela revient presque à élever artificiellement le niveau d’expérience. Bien entendu, quand la concurrence est intense, on n’a pas le choix. Tous les moyens sont bons pour devenir numéro un. C’est notamment pour cela que j’annonce rarement mes levées de capitaux et mes investissements, et que je préfère avoir des sociétés sous-évaluées. Mieux vaut qu’on les voie comme de petits marchés de rien du tout aussi longtemps que possible. Lorsque d’autres perçoivent finalement leur potentiel, ils choisissent de se lancer dans une autre région.

Angela Tran : Je pense que cela dépend aussi des besoins en capitaux de la plateforme. À une extrémité, on a des plateformes qui en nécessitent peu et qui sont davantage axées sur les produits, qu’elles soient physiques ou virtuelles. Leur public est mondial.

À l’autre extrémité, on a les plateformes gourmandes en capitaux. Il s’agit parfois davantage d’un service géré à un emplacement plus précis et il faut alors investir pour créer l’effet de réseau ville après ville. À mon avis, on doit se situer entre les deux. Il est possible de créer une bonne plateforme, mais en tenant compte des besoins en capital et de la concurrence.

Pete Flint : Pour Trulia, nous avons réuni 33 millions de dollars avant l’introduction en Bourse, ce qui correspond plus ou moins à une petite ronde de financement de série A. Nous aurions pu récolter davantage.

Le niveau de capital varie selon l’occasion. Or, celle-ci est considérable lorsque l’effet de réseau s’enclenche. En outre, l’abondance de capitaux peut être contre-productive dans une organisation. Cette année, de nombreuses sociétés ont probablement revu leur plan d’affaires et ont mis l’accent sur la rentabilité, notamment au niveau de leurs produits, au plus fort de la crise du COVID au T1/T2. L’évolution est remarquable. Beaucoup d’entre elles ont décelé une adéquation produit/marché où il n’y en avait pas auparavant et ont accru leur rentabilité. Par exemple, Airbnb a réduit son marketing et le taux d’occupation a progressé. Effectivement, le niveau de capital dépend de l’occasion, mais les meilleures plateformes font une excellente utilisation des capitaux et savent trouver le chemin de la croissance par divers moyens, y compris la valeur ajoutée, ou comme nous le disions, le niveau de satisfaction.