Séances Inovia : Créer des équipes distribuées et à distance du prédémarrage au PAPE

En raison de la pandémie, presque toutes les entreprises doivent maintenant fonctionner avec des équipes distribuées et à distance. Cette tendance n’a toutefois rien de nouveau dans l’industrie technologique. C’est en effet un moyen pour les géants comme pour les entreprises en démarrage d’attirer et de fidéliser les meilleurs talents. À long terme, comment la capacité des jeunes entreprises à gérer des équipes techniques distribuées changera-t-elle? De quoi aura l’air la prochaine génération d’entreprises distribuées et à distance? Quels facteurs les fondateurs doivent-ils prendre en compte pour créer et faire croître des équipes à distance? Antoine Nivard d’Inovia, s’est entretenu avec Anutthara Bharadwaj d’Atlassian, Farhan Thawar de Shopify, et Reynold Xin de Databricks pour discuter de leurs expériences relatives à la création et à la gestion d’équipes distribuées.

Antoine Nivard : De manière générale, même dans un contexte hors pandémie, quels sont selon vous les facteurs dont les fondateurs devraient prendre en compte avant de créer ou non une équipe technique distribuée ou à distance? S’agit-il d’une bonne solution?

Farhan Thawar : La décision revient à l’entreprise. Bien sûr, en temps de pandémie, nous devons tous faire du télétravail, mais ça ne signifie pas nécessairement que toutes les entreprises voudront privilégier le travail à distance ou l’intégrer de manière permanente.

Je crois que l’équipe fondatrice devrait se poser les questions suivantes : Que voulons-nous être? Dans quel environnement voulons-nous évoluer? Lequel serait le plus avantageux pour nous? La solution sera peut-être de relocaliser l’équipe dans la baie de San Francisco, d’y ouvrir un bureau et de laisser tomber le modèle à distance, ou au contraire de créer des équipes à distance et d’évaluer plus tard des facteurs comme la croissance, l’équipement et le travail en équipe.

Je crois que certains essaient de copier ce que font d’autres entreprises. Des entreprises comme Basecamp ou Gitlab ont d’excellentes stratégies pour le travail à distance, mais elles ne conviennent pas à tout le monde. L’approche comporte ses avantages et ses inconvénients. Il n’y a pas de solution universelle; votre décision devra être mûrement réfléchie. Quand on me dit que toutes les entreprises passeront aux équipes à distance, je n’y crois tout simplement pas.

Reynold Xin : De notre côté, nous n’avons pas encore décidé d’y aller à fond avec les équipes à distance, même si à l’heure actuelle, tout le monde travaille de la maison. En fait, avant la pandémie, nous recrutions déjà beaucoup plus d’ingénieurs provenant d’un peu partout dans le monde.

Nous axons nos efforts sur les équipes les plus difficiles à former, par exemple celles qui travaillent sur l’infrastructure ou dont les membres ont des connaissances très précises sur l’équipement. Ces personnes sont très difficiles à trouver. Nous avons commencé à recruter beaucoup de main-d’œuvre distribuée, sans passer à un modèle entièrement à distance, mais c’est quelque chose que nous envisageons.

La situation est plus éprouvante pour nos recrues et nos stagiaires. Leur courbe d’apprentissage est plus abrupte, car ils ont moins d’interactions en personne avec des collègues plus chevronnés. Pour ces derniers, c’est plus simple de s’adresser aux autres, car ils ont une grande expertise dans le domaine et beaucoup d’expérience en gestion.

Antoine : De quels facteurs les fondateurs devraient-ils tenir compte dans le choix de l’emplacement d’un deuxième siège social?

Reynold : Pour une entreprise de la Silicon Valley, il faut évidemment songer très tôt à ouvrir un autre bureau technique. Chez Databricks, la priorité était de trouver pour chaque bureau un responsable solide, une personne de confiance, qui cadre bien dans la culture et qui, idéalement, a déjà fait croître une équipe.

Cette personne peut-elle nous aider à faire en sorte que ce bureau compte quelques centaines d’employés dans un an ou deux? C’est pour nous la première chose à faire, car avec de bons gestionnaires, on peut créer de la magie.

Il faut aussi penser à bien d’autres facteurs. Quel est le bassin de talents? Vous devrez être près de grandes universités. Difficile d’aller chercher des talents sinon.

Les fuseaux horaires sont également importants. Il y a deux façons de voir la chose. Généralement, il vaut mieux ne pas trop s’éparpiller. Si les bureaux sont près les uns des autres, la communication sera meilleure et le décalage horaire avec le siège social sera moins important. Mais pour les fournisseurs de services et de systèmes logiciels, par exemple, c’est préférable que les bureaux soient dispersés un peu partout dans le monde. On évite ainsi de constamment réveiller les ingénieurs à San Francisco, ce qui n’est pas la manière idéale de tisser des liens dans une équipe. C’est un pensez-y-bien : plus les bureaux sont rapprochés, plus la portée mondiale est limitée. Il faut déterminer ce qui convient le mieux à votre produit et pour vos clients.

Enfin, il y a la question de l’immigration. Je suggérerais aux entreprises qui veulent ouvrir un nouveau bureau de ne pas le faire aux États-Unis à l’heure actuelle. Pour résumer, il faut d’abord et avant tout trouver de bons leaders, même dans les meilleurs marchés, sans quoi c’est un échec garanti. Viennent ensuite les facteurs secondaires, mais néanmoins importants.

Anu : À quelques reprises dans l’histoire d’Atlassian, nous avons eu de la difficulté à trouver des leaders qui cadraient sur le plan culturel. Nous sommes une entreprise australienne; notre culture est donc particulière, très différente de celle des entreprises de la Silicon Valley. Nous partageons certaines de leurs valeurs — l’audace, l’exploration et la curiosité, par exemple –, mais nous sommes moins portés à suivre des modèles établis. Comme Shopify, on nous considère comme un joueur en marge.

Parfois, nous n’avons simplement pas pensé au fait que les gens devaient parler anglais. Quand on veu
t ouvrir un centre de développement et qu’il faut former des employés tout en leur enseignant une autre langue, ça devient un obstacle. C’est beaucoup de changements à gérer pour un seul projet.

Antoine : Quels sont les facteurs à prendre en compte dans le choix d’un responsable de site, surtout si on se met à la place d’un fondateur qui en est à sa première expérience de démarrage?

Reynold : Habituellement, chez Databricks, quand on commence à recruter pour des postes de cadres, on prépare une carte de pointage, on détermine les principaux critères à remplir, puis on désigne des personnes pour mener les entrevues. Certains candidats sont plus faciles à évaluer, certains sont plus difficiles et d’autres répondent davantage aux critères culturels.

Le responsable de site doit bénéficier d’un lien de communication directe et de confiance avec bon nombre de cadres supérieurs du siège social, même le chef de la direction. Il faut être capable d’établir cette confiance.

Deuxièmement, le responsable de site doit avoir de l’expérience. Idéalement, il doit avoir déjà accompli exactement le même travail, c’est-à-dire passer de 0 à 10 ou même 100 employés, quel que soit l’objectif pour les deux ou trois années à venir; bref, il doit avoir un plan de match éprouvé.

Le troisième point, qui est un peu l’opposé du deuxième, c’est que le responsable de site doit être capable d’un raisonnement fondé sur des principes fondamentaux. La gestion, la création d’un site et les progrès techniques sont largement tributaires de la croissance de l’entreprise. Ça dépend beaucoup du contexte. On ne peut pas appliquer aveuglément une recette éculée face à une nouvelle situation. Nous avons rencontré plein de gens qui appliquent toujours la même stratégie à la lettre. Ils se contentent de répéter la même chose, mais si certaines hypothèses sous-jacentes évoluent, leur plan ne tient plus la route. D’où l’importance de trier les candidats sur le volet en entrevue.

Anu : Concernant la culture, j’ajouterais que c’est primordial de sélectionner le bon responsable de site. Ça peut faire toute la différence. Quand votre équipe arrive au travail, c’est l’incarnation vivante de votre entreprise. Chez Atlassian, nous avons un « programme boomerang » (oui, nous sommes une entreprise australienne qui donne à ses programmes des noms australiens) qui consiste à affecter des gestionnaires aux nouveaux sites pendant un certain temps pour qu’ils recrutent des responsables permanents.

Comment y arriver sur Zoom? C’est extrêmement difficile, d’autant plus qu’il s’agit d’un poste névralgique. Cette personne donnera le ton à la représentation de l’entreprise dans un pays entier. Je n’ai pas de conseils éclairés sur la façon d’y parvenir en temps de pandémie de COVID, mis à part l’inévitable entrevue à distance, mais c’est un enjeu décisif, qui doit assurément être au cœur des priorités.

Pour ce qui est de la transformation d’un nouveau site en fonction de votre culture, c’est rarement nécessaire. L’existence de microcosmes ayant différentes cultures est plus probable. C’est normal que la culture ne soit pas en tous points identique d’un site à l’autre. L’important, c’est que les valeurs soient les mêmes. Si vous êtes capable d’inculquer vos valeurs dans vos sites à distance, c’est déjà un très bon point de départ.

Atlassian compte maintenant près de 11 sites et c’est notre façon de procéder pour tous les projets, petits et grands : première impression du lieu de travail, type de trousse de démarrage, histoire des débuts d’Atlassian. Nous avons centralisé les célébrations : nous tenons tous les trimestres des réunions auxquelles toutes nos équipes assistent — même si c’est un cauchemar en raison des fuseaux horaires –, parce que ça leur procure un véritable sentiment d’appartenance. Notre marathon de programmation trimestriel est une autre formidable activité qui fait réaliser à nos employés qu’ils peuvent apporter de grands changements ou inventer quelque chose, même si nous sommes maintenant plus de 5 000; tout le monde est encouragé à voir au-delà de la hiérarchie. Les fondateurs font équipe avec les employés pour dégager des thèmes et l’effervescence est palpable pendant 48 heures. C’est une excellente façon de réunir tout le monde et de s’imprégner de la culture d’Atlassian.

Farhan : C’est un très bon point. Toutes les entreprises qui ont des équipes à distance consacrent temps, argent et efforts pour que tout le monde se réunisse en personne au moins quelques fois par an. Cette expérience du travail entièrement à distance, en l’absence de tout contact en personne, est propre à la pandémie. Ce n’est pas ce qui se passe normalement.

Chez Shopify, on dit que c’est probablement la pire version des équipes à distance qu’on ne verra jamais, parce que ce n’est pas ce qui nous attend. Si vous décidez de passer comme nous à un modèle entièrement distribué, vous aurez des rencontres et vous vous déplacerez dans différentes régions. Vous essaierez d’avoir des contacts humains parce que c’est nécessaire. C’est ce que font toutes les entreprises ayant des équipes à distance. Merci de nous rappeler ce point, que les fondateurs ne doivent pas oublier.

Antoine : Quelles sont les informations et les ressources les plus utiles lorsqu’on songe à mettre sur pied une équipe technique dans un deuxième siège social? Qu’en est-il des stratégies, des ressources et des introductions? Comment s’assurer que la nouvelle équipe distribuée ou à distance se met au diapason le plus vite possible?

Farhan : De mon côté, j’ai fini par rencontrer différents responsables de site avec qui j’ai parlé de mon expérience dans la région. Aujourd’hui, des gens qui ouvrent des bureaux à distance à Toronto me demandent mon avis sur le recrutement de chefs de produit, de spécialistes de l’expérience client et d’ingénieurs, la rémunération, la durée moyenne des mandats, etc.

Reynold : Je peux vous raconter la genèse de deux de nos sites. Le premier est le fruit d’une acquisition, et l’enjeu consistait à intégrer naturellement les talents de l’autre entreprise. Le second est un site que nous voulions mettre sur pied à Toronto, car il y avait pas mal de Canadiens — dont moi — chez Databricks, ce qui nous procurait un avantage unique. Nous connaissions déjà le marché : nous savions exactement qui étaient les employeurs de choix, quels salaires ils versaient, quelles étaient leurs compétences spécialisées, etc.

Nous avons ensuite évalué les façons de faire de D
atabricks. Nous avons d’abord songé à transférer graduellement des éléments autonomes ou un microservice. Pour ce faire, nous avons recruté quelques ingénieurs à Toronto, ainsi qu’un bon gestionnaire pour superviser l’aspect technique et le recrutement. Deux ou trois ingénieurs allaient éventuellement se joindre à l’équipe responsable d’une partie du produit à notre bureau de San Francisco.

Au fil du temps, nous avons transféré de plus en plus d’activités à Toronto pour ensuite venir greffer d’autres fonctions ou microservices à sa fonction de base. Et ces gens se sont mis à créer des innovations jamais vues. À terme, quand on revendique une ou deux réussites indéniables, on peut commencer à songer à des projets qui n’ont absolument aucun lien avec nos fonctions initiales. C’est généralement ce que nous faisions,en partie parce que le coût d’opportunité est très élevé. Il faut autant que possible éviter les erreurs de parcours. C’est l’expérimentation et le développement hautement itératif qui sont gages de notre réussite. Avant de se lancer dans un vaste projet technique, on n’établit pas un modèle chute d’eau ou un schéma élaboré à mettre en œuvre. On commence plutôt à petite échelle, puis on développe l’expertise nécessaire avec le temps.

Antoine : Une fois le responsable de site en poste, dans quelles régions les agences de placement spécialisé vous ont-elles le plus aidés à embaucher vos premiers ingénieurs? Ce succès varie-t-il d’une région à l’autre?

Reynold : Dans la baie de San Francisco, nous ne recourons à des recruteurs que pour les postes de haute direction, de direction de l’ingénierie ou de vice-présidence, car nous avons gaspillé beaucoup d’argent dans ce genre de services en Europe. Et aucun recruteur n’a été mandaté à Toronto. En fait, l’une des principales fonctions du responsable du site est justement de bâtir l’équipe. Embaucher un responsable signifie aussi lui confier le développement du site. Habituellement, on s’attend à ce que la personne choisie recrute des contacts locaux. Sinon, LinkedIn peut lui être très utile.

Ce modèle change lorsque l’équipe atteint 50–100 personnes, puisque certaines d’entre elles s’occupent de l’attraction et du recrutement de talents. Mais durant la phase initiale, c’est sans doute la tâche la plus importante du responsable de site, et il est normal qu’elle lui revienne.

Farhan : Pour moi, l’enjeu principal du recrutement a toujours été le temps, alors je n’ai jamais vraiment cherché à optimiser l’argent investi, mais c’est une erreur, parce que faire appel à un recruteur pour un grand nombre de postes coûte cher.

Cela dit, en confiant cette tâche à un recruteur, on peut consacrer son temps à autre chose. Je ferais comme Reynold, en plus de recourir à une agence; je négocierais aussi avec elle un tarif de gros pour recruter 10 personnes, disons sous la barre habituelle de 30 % par embauche.

Le nerf de la guerre, c’est le temps. Quand des fondateurs me disent avoir de la difficulté à recruter, je leur demande combien de temps ils accordent à cette tâche. Pour la plupart, cela va de moins de deux heures à quatre heures par semaine. Chez Helpful, je me souviens que l’on partait de zéro. Je passais environ la moitié de mon temps à recruter. Au début, je n’étais jamais au bureau. Je disais à mon cofondateur : « J’ai 20 ingénieurs à rencontrer, on se revoit la semaine prochaine. Je serai au centre-ville. »

Au temps s’ajoute l’importance de trouver les sources d’information qui vous conviennent. Je pense à LinkedIn, Twitter et aux sites d’emplois, vous pourriez aussi participer à des événements et à des conférences, écrire des billets de blogue, ou même suivre des cours intensifs en apprentissage machine, comme moi à l’époque. Il existe toutes sortes de façons de trouver des candidats.

Mais quelle que soit votre méthode, je vous conseille d’y associer les services d’une agence de placement. Aussi, allez parler à d’autres responsables de sites de la région : ils sauront quels recruteurs contacter selon le type de compétences que vous recherchez. Essayez d’apprendre de leurs méthodes, pour vous en inspirer. Néanmoins, dans le cadre de votre démarche, il y a plusieurs choses que vous devrez essayer par vous-même. Et certaines ne fonctionneront pas pour votre entreprise.

Antoine : Certaines entreprises songent à conserver un modèle hybride (équipe distribuée/à distance) après la pandémie; qu’en pensez-vous?

Anu : Je pense qu’on peut adopter entièrement l’un ou l’autre; le modèle hybride, en revanche, me paraît plus risqué. J’ai vu pas mal d’équipes tenter sans succès de former une équipe satellite en partie regroupée, en partie à distance. Le problème, c’est que les collègues à distance finissent par devenir des « citoyens de seconde zone ». Vous les excluez inconsciemment des réunions, les tenez un peu moins au courant, etc.

Lorsque nous avons acquis Trello — une équipe entièrement à distance depuis ses débuts –, nous aimions beaucoup sa tactique pour éviter le problème. Même s’il y avait 10 personnes dans un bureau et 90 à distance, elles devaient toutes assister aux réunions « à distance », c’est-à-dire en mode virtuel. Pensez-y : si un collègue et vous assistez ensemble à une réunion virtuelle, vous capterez l’un de l’autre — sans même le savoir — des signaux non verbaux imperceptibles aux collègues à distance, ce qui représente une forme d’exclusion. En situation hybride, ce genre de discipline est aussi importante que difficile à maintenir. Et ça prend du temps. Si vous ne l’avez pas, je vous suggère un modèle unique.

Nous avons modifié cette transcription pour des raisons de longueur et de clarté.