Les failles du statu quo mises en lumière par la COVID

Une occasion sans précédent attend les jeunes entreprises alors que la pandémie de coronavirus ébranle les structures de pouvoir qui dominent de nombreux secteurs.

Version courte

  • La pandémie de coronavirus a mis en lumière des structures de pouvoir problématiques, des processus décisionnels défaillants, des mentalités figées et des obstacles inutiles dans les entreprises et l’appareil gouvernemental.
  • Maintenant à la vue de tous, ces problèmes et leurs limites sont bien plus susceptibles de changements qu’avant la COVID.
  • Dans certains secteurs, les jeunes entreprises seront les vecteurs de ce changement et elles auront un rôle important à jouer pour façonner les nouvelles structures de pouvoir.

Il y a quelques années, j’ai écrit un texte sur l’étude des sources de pouvoir et de contrôle dans un marché, et sur l’examen des structures adjacentes comme moyen remarquable de découvrir de nouvelles occasions. Uber, par exemple, a transféré le pouvoir des entreprises de taxis aux conducteurs et aux utilisateurs, changeant du même coup l’utilisation et la perception du transport personnel. Pour réussir, Uber a dû percer les structures de contrôle existantes, qui deviennent de plus en plus impénétrables avec le temps, et qui ont été formées par des entreprises de taxis, des organismes qui délivrent les permis et de la relation privilégiée qu’ils entretiennent avec leurs villes.

La pandémie de COVID a placé de nombreuses structures de pouvoir sous les projecteurs, particulièrement celles des gouvernements, du matériel médical et des systèmes de santé, mais on entrevoit aussi des problèmes dans les chaînes d’approvisionnement, la logistique, les transports, les finances, la répartition des fonds et d’autres domaines de l’économie. Dans certains cas, les systèmes existants n’étaient pas du tout prêts à faire face à la situation actuelle, et ils se sont effondrés… ou ils sont sur le point de le faire.

La pression exercée sur nos systèmes peut aider à cibler les secteurs de l’économie qui devraient (ou qui doivent) être améliorés ou repensés; il y a une foule d’occasions à saisir pour les entrepreneurs (et les sociétés de capital de risques). Je parle des jeunes entreprises déjà bien placées pour contribuer en ces temps de crise, mais aussi de celles qui émergeront des fissures actuelles dans la prochaine année. Bon nombre de ces entreprises pourront faire pencher la balance du côté de l’État de surveillance ou de l’autonomisation des citoyens, comme l’explique si bien Yuval Noah Harari . Il s’agit là de l’exemple type du bras de fer entre les structures centralisées et décentralisées : lorsque le système en place s’effondre, le vide peut être comblé par une nouvelle approche qui concentre davantage les pouvoirs, ou par une qui met à profit la technologie pour promouvoir la décentralisation.

À titre d’exemple, le dépistage de la COVID aux États-Unis démontre qu’un système centralisé, contrôlé par une démocratie imparfaite, peut être à la fois robuste et fragile. En plus de la réaction tardive du gouvernement face au virus, le CDC, une autre autorité centrale, a causé des retards dans le dépistage en raison de tests défectueux et de longs délais de traitement. Le CDC a finalement cédé une part de son contrôle, mais le virus s’était déjà trop propagé et le dépistage et la recherche des contacts n’étaient plus des solutions envisageables. Il a plutôt fallu imposer la distanciation sociale, qui a mené à l’arrêt d’une partie importante de l’activité économique. À l’inverse, la Corée du Sud, un autre exemple de démocratie imparfaite (qui obtient toutefois un meilleur score que les États-Unis), a réagi rapidement et bien géré la crise.

Cette comparaison suggère que la compétence des décideurs à la tête de processus centralisés a une énorme influence sur la gestion d’événements inusités. C’est l’une des raisons de la fragilité des systèmes centralisés : une seule mauvaise décision a des conséquences pour tout le monde, et un seul retard peut mener au désastre. L’avenir nous le dira, mais il semblerait que les démocraties fonctionnelles, comme celle du Canada, ont eu une réponse plus rapide et cohérente, car les citoyens sont plus nombreux à croire au système et à respecter les règles. Une autocratie permet aussi une prise de décision rapide en temps de crise, mais, à d’autres égards, ce système est loin d’être idéal… Cette pandémie rend le pour et le contre de la gouvernance bien concrets aux yeux de tous.

On peut imaginer un système de dépistage à l’opposé du modèle américain actuel, où n’importe quelle entreprise pourrait effectuer des tests dans un environnement concurrentiel, transparent et légèrement réglementé. Face à l’aggravation de la crise, ces entreprises auraient agi à la v
itesse grand V pour conquérir le marché avec un minimum d’interférence bureaucratique et politique. En fait, de nombreuses sociétés et jeunes entreprises du secteur de la santé ont réagi rapidement, mais la structure du système et les processus d’approbation centralisés les ont ralenties. Bien entendu, il est facile de spéculer, mais rien ne garantit qu’une structure différente aurait donné de meilleurs résultats. Par contre, ces résultats n’auraient pas autant reposé sur un petit nombre de décisions individuelles, dont certaines sont prises par des gens qui ont peu d’expertise, voire aucune. Ici aussi, le Canada se trouve quelque part au milieu, les provinces exerçant un contrôle important sur le dépistage.

Alors, comment les États-Unis corrigeront-ils l’échec flagrant qu’a été leur réaction? Le gouvernement injectera-t-il plus de fonds dans le CDC pour tenter de l’améliorer, ou le système sera-t-il repensé pour donner plus d’indépendance aux États, aux villes, aux quartiers et aux communautés? Un dilemme similaire se posera pour les vaccins et les traitements. Y aura-t-il un seul organisme d’approbation et une poignée de laboratoires reconnus, ce qui entraînerait de longs délais de production et de distribution? Ou la solution sera-t-elle libre d’accès (tout en étant concédée sous licence et monnayée), pour permettre à n’importe quel laboratoire de les produire et de les vendre rapidement? La réponse se trouve probablement quelque part entre les deux. Les pays apprendront-ils les uns des autres?

Ces questions sont manifestes dans les marchés directement touchés par le virus, mais des questions similaires se poseront dans des secteurs qui ressentent plus indirectement ses effets. Les structures de pouvoir et les comportements bien ancrés dans ces secteurs méritent une analyse approfondie. Ce n’est pas mon but dans ce billet. Je ne fais que relever certains secteurs où le monde est mûr pour des solutions nouvelles, puisque ceux qui sont au pouvoir ont de plus en plus de mal à se défendre.

Équipement médical : Outre la question évidente de la fabrication et de la distribution d’un volume suffisant d’équipement médical (qu’on opte pour une production nationale, une diversification des fournisseurs partout dans le monde ou les deux), il reste à savoir comment gérer les coûts du maintien de la préparation. Traditionnellement, c’est le gouvernement qui s’en charge. Toutefois, vu les récents échecs et politiques entourant cette approche, on pourrait trouver des façons innovantes d’y arriver sans s’appuyer (autant) sur des intervenants centraux. Le prochain événement inusité pourrait être bien différent de la COVID : il ne faut pas être prêts à fournir exactement le même équipement qu’aujourd’hui, mais plutôt avoir un plan modulable qui permet de mettre au point et de déployer rapidement différents types de solutions.

L’automatisation et l’impression 3D permettront-elles la création de réseaux distribués d’usines de production? Y aura-t-il des machines conçues pour fabriquer un produit donné, mais pouvant facilement être reconfigurées pour produire des respirateurs, des masques ou tout autre objet nécessaire pour répondre à la prochaine crise? On s’éloignerait alors de la spécialisation pour revenir à une certaine généralisation, avec les avantages et les inconvénients qui s’y rattachent.

Hôpitaux : Au fil du temps, nous avons opté pour de grands hôpitaux dans un nombre restreint d’endroits. C’était tout à fait logique — les docteurs hautement spécialisés ne peuvent pas être partout, alors il vaut mieux amener les patients dans un établissement central que demander aux docteurs d’aller chez eux. Aujourd’hui, nous sommes confrontés à l’inconvénient : si tous ceux qui contractent la COVID sont soignés dans un grand hôpital, beaucoup de gens sont exposés à la maladie. Au lieu d’être un endroit où recevoir des soins, l’hôpital devient un endroit qu’il faut éviter à tout prix.

Nous sommes à l’aube de la télémédecine, des opérations chirurgicales robotisées, des tests de dépistage distribués et d’une foule d’autres innovations technologiques. Certaines d’entre elles ont du mal à s’implanter dans le système et le cadre réglementaire existants. Les soins « ambulatoires » seront-ils de plus en plus offerts dans les quartiers? Il serait ici judicieux de réserver les hôpitaux pour les procédures hautement spécialisées et capitalistiques et de déplacer le reste vers la télémédecine et les cliniques locales.

Assurance maladie : La plupart des économies matures, comme celles du Canada et du Royaume-Uni, l’ont déjà compris, mais aux États-Unis, la COVID révèle les conséquences de l’absence d’un régime universel d’assurance maladie La crise sanitaire démontre que la santé et le bien-être des autres, c’est l’affaire de tous. Si une grande partie de la société n’a pas accès aux tests et aux soins ou ne peut se les permettre, comment peut-on aller dans des endroits bondés sans craindre pour notre propre santé? Une solution évidente pour les Américains serait de suivre le pas et de déployer un régime de soins de santé universel dont la gestion est centralisée. Ces régimes ne sont pas parfaits non plus; on peut envisager qu’un vaste réseau de fournisseurs concurrents, dans le cadre d’un mandat commun, puisse arriver au même résultat.

Transports : Les villes continueront-elles de miser sur le transport en commun, dont les usagers sont entassés dans des espaces restreints? Imposeront-elles le port du masque en plus de fournir le désinfectant pour les mains et de nettoyer les véhicules à chaque arrêt? Les désinfectants en aérosol remplaceront-ils les bouteilles d’eau à l’arrière des voitures Uber? Le transport en commun personnalisé et les véhicules sans conducteur feront-ils plutôt irruption sur le marché, dans l’optique où le transport en commun ne reviendra jamais à la normale? Devra-t-on payer un supplément pour un trajet « aseptisé »?

Il y a au sein des villes et des organismes de transport collectif une structure profondément ancrée, fondée sur des centaines d’années d’expérience, des horizons de planification à long terme et des orientations politiques. Permettra-t-elle de répondre aux besoins futurs des citoyens, ou le temps est-il venu de délaisser l’ancien modèle et d’investir dans des modes de transport modernes? Pendant la crise, de nombreuses villes ont réaménagé leurs rues au profit des cyclistes et des piétons. Accélération de la tendance vers des villes en meilleure santé ou simpl
e changement momentané?

Les transporteurs aériens vont-ils proposer des options offrant un plus grand espace personnel? Au-delà de la classe sardines et de la classe élite, pourra-t-on choisir des niveaux intermédiaires offrant une valeur et une sécurité accrues?

Technologie financière : Aux États-Unis, la distribution de sommes importantes aux petites entreprises n’avance pas rondement. Le gouvernement va-t-il mettre en place un système étroitement contrôlé de monnaie et de distribution numériques afin de faciliter les futurs transferts? Ou est-ce qu’un grand nombre de petites entités vont convenir d’une façon normalisée de déplacer des fonds avec une transparence et une reddition de compte totales?
 Certaines l’ont déjà fait. Bien sûr, il est probable qu’une solution mitoyenne s’impose grâce aux banques existantes, mais celles-ci subissent la rude concurrence des néo-banques. Le gouvernement va-t-il assouplir les restrictions pour favoriser des approches innovantes, ou restera-t-il soumis à l’influence des groupes de pression du secteur financier?

Les cryptomonnaies, intrinsèquement décentralisées, vont-elles se répandre au sein du grand public? Pour le moment, on n’assiste pas à une vague de retraits massifs (au contraire), mais les gens vont envisager d’autres options lorsqu’ils auront des doutes sur la sécurité de leurs dépôts.

Éducation : Si bon nombre d’enseignants, d’élèves et de parents peinent à s’adapter à l’« école à la maison », force est d’admettre que le contexte actuel stimulera l’émergence de la prochaine génération d’outils d’apprentissage, de suivi et d’enseignement à distance, en plus de modifier les exigences de présentation de la matière. Or, le secteur de l’éducation est depuis longtemps sous l’emprise d’une immense structure de pouvoir qui l’empêche d’évoluer aussi rapidement qu’il le devrait.

Y a-t-il un modèle où de bons enseignants sont payés à leur juste valeur (certainement plus qu’en ce moment), selon leurs mérites, et sont tenus de rendre des comptes, où les élèves réalisent leur plein potentiel et où la structure des coûts est considérablement remaniée de sorte que la société obtienne de meilleurs résultats à un meilleur prix? N’est-il pas temps d’appliquer les technologies modernes à l’enseignement et d’automatiser les tâches routinières? Verrons-nous les enseignants ajouter de la valeur à un niveau supérieur (en élaborant des leçons à utiliser partout dans le monde et en mettant l’accent non pas sur le par cœur, mais sur les habiletés d’apprentissage et les aptitudes sociales) avec un ratio élèves-enseignant beaucoup plus bas? Cela dépend largement de notre capacité d’infléchir, sinon de casser, le modèle actuel et de mettre les rênes du pouvoir entre d’autres mains (plus nombreuses, espérons-le).

Outre leur vocation éducative, les écoles font désormais office de service de garde (car elles permettent aux parents d’aller travailler pendant que les enfants y sont). Ces fonctions vont-elles se séparer? L’ère des écoles-usines fera-t-elle place au retour des petites écoles de vingt élèves, où les grands s’occupent des petits?

Travail : La pandémie se révèle être une grande expérience de travail à domicile. Les outils de soutien (vidéoconférences, engagement des employés, gestion des commentaires et du rendement, etc.) prennent de l’ampleur, révélant du même coup les forces et les faiblesses de leurs utilisateurs. La productivité sera évaluée, et nul doute que les entreprises remarqueront qu’elle est en hausse, stable et, dans certains cas, en chute libre. Il serait tout de même surprenant qu’il n’y ait pas plus de travail à domicile après la COVID. Pour bon nombre d’entreprises, les économies et la possibilité de retenir les services d’employés éloignés l’emporteront sur la baisse de productivité. Il y a là un léger transfert de pouvoir des employeurs aux travailleurs. Après tout, si vous n’avez pas à déménager pour un emploi, de nombreuses possibilités s’offrent à vous.

Alimentation : Dans un cas extrême, chacun produirait les aliments dont il a besoin. Ce modèle n’est pas évolutif. C’est pourquoi nous nous trouvons à l’autre bout du spectre, où des fermes industrielles produisent de la nourriture à grande échelle tout en étant vulnérables (contamination alimentaire) et en générant des coûts (transport, logistique, qualité). Les technologies récentes comme l’agriculture verticale et les serres personnelles représentent des efforts relativement marginaux. Dans le contexte actuel, où les gens craignent l’effondrement de la chaîne d’approvisionnement alimentaire et se font des réserves, la proximité de la production et du consommateur deviendra une préoccupation importante.

Nous avons aussi l’habitude de faire notre épicerie chaque semaine (voire plus souvent). Avant l’arrivée des technologies actuelles, c’était une façon de faire tout à fait raisonnable — elle procure un accès facile à un large éventail de produits. Toutefois, elle s’avère aussi inefficace lorsqu’on considère les coûts immobiliers, le gaspillage qui découle de l’étalage de produits et le nombre d’allers-retours à l’épicerie. La séparation immuable entre les chaînes d’approvisionnement de produits destinés aux restaurants et aux consommateurs devient tout à coup apparente dans le contexte de la COVID. L’amélioration des réseaux de distribution et de livraison et le changement des habitudes des consommateurs sont donc fort probables. Les grands détaillants comme Amazon Fresh connaîtront une croissance, et il y a encore beaucoup de place pour l’innovation.

Sports et divertissement : Quand assisterez-vous de nouveau à un match de sport professionnel? Pour certains, l’émotion du sport prévaudra sur les préoccupations sanitaires, mais pour beaucoup, cette équation est inversée à jamais. On constate déjà un important glissement d
es rapports de force (musique numérique, vidéo en continu, sites de partage de vidéos), et il faut s’attendre à encore plus d’innovation, en sports comme en divertissement. Il n’y a pas si longtemps, c’est le producteur d’un grand réseau qui choisissait l’angle de caméra et le nombre de reprises montrées. Bientôt, c’est vous qui contrôlerez tout cela, et plus encore.

Sécurité : Des changements radicaux toucheront la sécurité personnelle, notamment en matière de santé. On a déjà amplement parlé de l’opposition entre l’État de surveillance et l’autonomisation des citoyens. La mise au jour d’un lien profond entre les deux par la COVID donnera naissance à une nouvelle génération de solutions de mieux-être (ex. : recherche automatique des contacts avec protection de la vie privée en cas de fièvre). La sécurité d’entreprise est elle aussi appelée à évoluer, vu la généralisation du télétravail et la nécessité de rétablir la confiance entre partenaires commerciaux. À son tour, cette évolution accélérera la tendance décrite dans un billet antérieur.

Climat : Une grande partie de nos activités sont inutiles : les longs déplacements quotidiens des travailleurs du savoir; la production d’aliments à des milliers de kilomètres du lieu où ils sont consommés, ce qui nécessite transport, réfrigération et traitements chimiques; la centralisation des points de vente, qui oblige chaque consommateur à faire l’aller-retour, par opposition à un service de livraison hautement optimisé qui réduirait les déplacements et la consommation d’essence; etc. COVID oblige, la plupart de ces activités ont cessé, et soudainement le ciel s’est éclairci. Il serait bien sûr naïf de penser que la société apprendra directement de cette expérience et adoptera des modèles écologiques dès maintenant… mais l’effet cumulatif de nos expériences actuelles laisse présager un avenir meilleur.

Je n’ai abordé qu’un petit nombre de secteurs ici, et il est certain que de nombreux autres subiront des pressions.

En nous demandant qui contrôle nos systèmes, nous sommes amenés à réfléchir à l’innovation et à nous concentrer sur la création de solutions progressistes. Souvent, mais pas toujours, ces solutions passent par la décentralisation de systèmes devenus trop centralisés, et donc trop fragiles et statiques. Ces systèmes se retrouvent avec un ensemble rigide de lois et de relations qui reposent souvent sur les pots-de-vin et la corruption et qui entravent le progrès. Espérons qu’en ces temps sans précédent, les failles du système pourront être colmatées par des entrepreneurs dynamiques à même d’entrevoir un avenir meilleur.

Voici la série de billets précédents sur les structures de pouvoir et la décentralisation :