L’avenir peu radieux de la trottinette en libre-service

Réflexions sur le paradoxe entre acquisition et partage

Ces deux dernières années, la trottinette en libre-service a fait l’objet d’une activité vrombissante et ce, à juste titre : elle est plus écolo, meilleur marché, plus flexible, passe-partout et, surtout, elle est bien plus cool qu’une auto pour les courts trajets. Les villes commençant enfin à se doter de petits véhicules électriques (planche à roulettes, trottinette et vélo) et à réfléchir à leurs infrastructures de transport pour les 10 à 20 prochaines années, la réduction de l’utilisation de la voiture devient une évidence à très court terme, tout comme la promotion de meilleurs modes de déplacement.

Chez Inovia Capital, on essaie toujours de voir le monde sous l’angle « les gens d’abord », et la mobilité urbaine ne fait pas exception à la règle. Si vous oubliez les tendances l’espace d’un instant et vous interrogez calmement sur le modèle économique à venir, vous découvrirez que la majorité veut posséder sa trottinette, et non la partager. Cela ne veut pas dire que les services de partage ne seront d’aucune utilité — il y aura certainement un besoin — mais nous croyons que la demande sera plus importante en faveur de l’acquisition, n’en déplaise à la grande mode du tout en libre-service.

Pourquoi acheter?

En règle générale, plus un moyen de transport est cher et peut accueillir de passagers, plus il est partagé. Par exemple, il est rare de voir quelqu’un partager ses chaussures, tout comme il est rare de voir quelqu’un posséder son propre 747 ou son propre bateau de croisière. C’est une question d’argent mais aussi de praticité : il est fort probable que vous irez chercher des chaussures dans votre placard, un bus (qui passe souvent) à l’arrêt au coin de votre rue et un bateau (qui passe occasionnellement) au port.

Le graphique ci-dessous résume bien la question :

Si cette progression linéaire est facile à comprendre, elle ne doit pas nous empêcher de réfléchir aux possibles exceptions. Par exemple, si on avait laissé l’adoption de la voiture suivre son cours naturel (plutôt que d’encourager son utilisation via les investissements routiers, les incitations de l’industrie du pétrole et la promotion de la coquette maison en banlieue), l’équilibre entre partage et acquisition serait-il aujourd’hui différent? Cela est fort probable au vu de l’essor du covoiturage qui souligne une vraie demande de partage dans les zones densément peuplées. Peut-être que le modèle économique de la voiture ne correspond pas aux besoins réels depuis longtemps, et que le passage à un modèle plus naturel s’accélère.

En est-il de même pour la trottinette et le vélo? Leur partage est-il logique? L’économie collaborative est-elle devenue si séduisante qu’elle nous en fait oublier les besoins réels de l’utilisateur? Qui sait si ces utilisateurs, en découvrant les avantages de la trottinette ou du vélo par le biais du libre-service, ne seront pas tentés au final par l’achat.

Pour y voir plus clair, commencez par regarder les choses en fonction des besoins de l’utilisateur plutôt que d’un modèle économique présumé. Si on accorde la priorité à l’humain, on peut raisonnablement s’attendre à ce que l’optimisation ait lieu au travers d’un nombre de variables, telles la praticité, la régularité, le coût, la propreté et la personnalisation. Certaines personnes seront sensibles au coût, d’autres prioriseront leur image par la personnalisation.

Le coût

Quelques calculs rapides faciliteront notre raisonnement. Une trottinette électrique de qualité, dont la durée de vie est d’environ quatre ans, coûte actuellement de 250 $ à 1000 $. Supposons qu’un utilisateur choisisse le haut de gamme et en achète une au prix de 750 $. En y ajoutant les coûts de recharge en électricité et de maintenance, soit environ 40 $ par année (0,11 $ par jour), cette trottinette reviendra donc à 290 $ par année (0,79 $ par jour) à son propriétaire.

Les fournisseurs de services de partage parient sur l’optimisation de leur modèle économique à l’échelle pour atteindre le seuil de rentabilité. Cela ne leur laisse toutefois pas beaucoup de marge de manœuvre pour abaisser leur prix : le modèle à 1 $ + 0,15 $ la minute, soit un trajet moyen de 2,50 $ à 3 $, risque donc de perdurer.

Cela nous donne déjà une idée des faiblesses à venir côté partage. À partir de deux trajets par semaine, il est plus rentable d’être propriétaire de sa trottinette.

Praticité et régularité

Le coût ne fait pas tout : les gens sont prêts à payer plus cher pour de l’eau en bouteille ou un café non maison parce que c’est pratique.

Pour beaucoup, être propriétaire d’une trottinette est synonyme de régularité et de fiabilité, ce qui conduit à une hausse des comportements d’achat. Quand on arrive 30 minutes en retard parce qu’il n’y avait plus de trottinettes en libre-service,
quand on est obligé d’avancer l’heure de son train le matin pour être sûr de pouvoir en trouver une à son arrivée ou quand on perd du temps à marcher jusqu’à la station de trottinettes suivante alors qu’on est pressé de rentrer chez soi, on pense sérieusement à acquérir son propre moyen de transport.

Examinons dans le détail les hypothèses suivantes :

1. La personne vivant en banlieue : Ses priorités sont la régularité et le coût, probablement dans cet ordre : le temps étant un bien précieux, elle est prête à payer un peu plus pour avoir un moyen de transport régulier et fiable. Elle se déplace certainement en voiture ou en transport en commun et parcourt le premier et le dernier kilomètre à pied ou en trottinette. Ce court trajet au départ et à l’arrivée étant quotidien, l’acquisition devient plus rentable que le partage. On s’attend donc à ce que les banlieusards finissent par acheter leur trottinette.

2. La personne aisée vivant en ville : Quand elle a le choix, et vu que le coût n’entre pas dans ses considérations, elle préfèrera son propre moyen de transport au partage et ce, pour des questions de propreté et de fiabilité. Même s’il y a des trottinettes en libre-service au coin de la rue, l’achat (ou la location à long terme, comme pour les voitures) prédominera sur ce segment de marché.

3. La personne économe vivant en ville : Entre un déplacement à pied ou en trottinette, elle choisit probablement le second quand elle est pressée, quand la météo est mauvaise et autres raisons ponctuelles. Elle se tournera donc plus volontiers vers les services de partage. Tout en sachant que l’achat est plus rentable à long terme, elle n’aura peut-être pas les moyens de passer à l’acte. En revanche, elle sera tentée d’acquérir une trottinette d’occasion quand le marché le lui permettra.

4. Les touristes : Ils utiliseront les trottinettes en libre-service. On n’en achète pas une à chaque fois qu’on visite une ville!

5. Les réunions et rendez-vous ponctuels : Si la personne possède déjà une trottinette, elle l’utilisera. Sinon, elle se tournera vers le libre-service. Dans ce cas, on assiste à une combinaison acquisition-partage.

On devrait s’attendre à une saine répartition de la demande entre l’acquisition et le partage, en fonction des besoins d’utilisation personnelle et des seuils de coût. Tout le monde ne possèdera pas sa trottinette et tout le monde ne la partagera pas, mais il est raisonnable de penser qu’à long terme, l’acquisition prendra le dessus.

On se doit cependant d’ajouter que la situation se complexifie au fur et à mesure de l’émergence de services de partage multimodaux, qui facilitent la combinaison de plusieurs types de véhicule : par exemple, Uber et Lyft qui se mettraient à proposer des trottinettes et des vélos. Dans ce cas, à la fois le coût et la praticité par trajet deviennent compliqués à évaluer selon la combinaison de véhicules de l’utilisateur. Cet usage mixte favorise, en général, les courts trajets, à savoir ceux à vélo, en trottinette (et à pied). En effet, un fournisseur de trottinettes en libre-service aurait plus de facilité à étendre sa gamme en proposant à ses clients des véhicules plus gros qu’un fournisseur d’autopartage, des véhicules plus petits. Ce scénario pourrait, contre toute attente, valoriser à long terme les services de partage de trottinettes existants et faire office de passerelle vers une offre de services plus large, là où la trottinette est déclarée perdante.

Tout fournisseur de services de partage devrait s’attendre à une concurrence de la part des villes, le jour où ces dernières se rendront compte que les pistes cyclables et les véhicules en libre-service font partie intégrante de leurs obligations de transport. Sur un court trajet, le coût et la praticité des petits véhicules électriques sont tous deux garants d’une meilleure expérience utilisateur que le bus ou le train.

Tout ceci a pour seul but de rappeler aux entrepreneurs que notre réflexion sur l’avenir des transports n’en est qu’à ses balbutiements, et qu’il existe de nombreux modèles inexplorés hormis ceux actuels de partage ou d’acquisition purs et durs… et pas que pour la voiture, le vélo et la trottinette mais aussi pour le bus, l’avion et le bateau de croisière. Les entreprises qui réussiront à satisfaire toutes les parties prenantes auront d’énormes opportunités, tant d’un point de vue financier que collectif, en faisant passer « les gens d’abord ».

Note concernant nos investissements : Le fonds Inovia Growth est un des investisseurs de Boosted, sans doute la marque la plus reconnue de planches à roulettes électriques. Boosted élargissant sa gamme de véhicules électriques légers, avec notamment la toute récente trottinette [link], Inovia est fière d’apporter son soutien à une entreprise fabriquant des produits d’une qualité exceptionnelle, qui rendent les gens heureux tout en participant à la fluidification de la circulation et à la protection de l’environnement.