La ville agile

La ville agile

Penser la ville comme une plateforme en repoussant les limites de la mobilité

Par Todd Simpson, Sam Pasupalak, Patrick Pichette et Melissa Mecca

Le modèle qui a donné naissance au système de transport collectif américain tient quasiment de l’impensable pour les jeunes entreprises technologiques d’aujourd’hui. Dans une certaine mesure, il s’agissait d’un prototype présenté d’emblée comme un produit phare. Proposant un nombre restreint de fonctionnalités, il était au service d’un seul objectif : le rêve américain, c’est-à-dire de grosses maisons avec une cour, et donc quantité de routes, d’autoroutes et de voitures. Centralisé et contrôlé par le gouvernement, ce système supposait des cycles d’itération s’étalant généralement sur des décennies. Il n’était donc guère adaptable aux demandes des consommateurs ou aux besoins du marché, et pouvait difficilement être viable à long terme. En fait, ce n’est pas ce qu’on recherchait.

De nos jours, la quasi-totalité des systèmes de transport collectif américains et des trajets offerts sont financés par les deniers publics. Dans l’État de Washington, par exemple, les deux tiers du prix d’un trajet sont couverts par des subventions; chaque déplacement payé 2,75 $ par l’usager coûte en fait 8 $, ce qui représente un ratio plutôt commun. On maintient les plus bas tarifs possible pour accroître l’accessibilité, et pour inciter les gens à utiliser réellement le système. Le coût d’utilisation moyen d’une automobile étant d’environ 0,60 $ le mille, quel tarif pourrait nous convaincre de passer outre les désagréments du transport collectif?

Aucun, semble-t-il. L’achalandage décline depuis 2014; en Californie, un projet peu subtil consistant à privilégier le développement immobilier près du réseau est mort au feuilleton. Les chiffres nous apprennent en outre que le souci environnemental ne suffit pas à infléchir les comportements. Le réchauffement climatique ne cesse de faire la une, mais l’automobile gagne du terrain.

Les données de TransitCenter, un organisme de recherche militant, confirment cette tendance. Son étude biennale portant sur 1 700 usagers du transport collectif de New York, Chicago, Denver, La Nouvelle-Orléans, Los Angeles, Pittsburgh et Seattle conclut à une hausse de 11 % des gens ayant accès en tout temps à une voiture (de 43 à 54 %), tandis qu’ils sont de moins en moins nombreux à n’y avoir jamais accès (de 27 à 21 %). Les répondants qui ont dit recourir moins souvent qu’avant au transport collectif réclament un service plus fréquent, sécuritaire et prévisible. Ainsi, si le coût et la convivialité sont la clé, les systèmes fixes imaginés il y a cinquante ans n’ont aucune chance de détrôner l’automobile.

La tendance n’est pas universelle. La plupart des villes européennes ont adopté d’autres approches infrastructurelles et incitatives que leurs homologues américaines afin de convaincre les gens de délaisser la voiture. Résultat : le transport collectif gagne du terrain, surtout à l’extérieur des centres-villes, où l’infrastructure est plus complète et le système, plus pratique. C’est donc la preuve que des facteurs comme le coût et la convivialité ont une incidence directe sur les comportements et les résultats.

Mais les concepteurs des audacieux premiers modèles de transport collectif, peu importe le lieu, ne sont pas à blâmer pour les conséquences inattendues de leur travail. Il suffit de retracer rapidement l’évolution de presque n’importe quelle technologie pour mieux comprendre où nous en sommes dans la grande histoire de la mobilité urbaine et avoir une bonne idée de la meilleure manière d’investir à présent notre temps et nos ressources. Des téléphones à la circuiterie en passant par le codage et les plans de gestion de produits, nous pouvons en fait observer une trajectoire nette : un passage des systèmes câblés et fixes aux modèles agiles portés par un concept et orientés objet.

Pensons simplement aux premiers téléphones, directement reliés par câble à l’infrastructure publique : impossible de les utiliser à plus d’un pied de distance. Puis l’avènement des prises a rendu l’expérience moins contraignante, permettant aux gens de parler depuis leur lit ou leur sofa. Bien sûr, des esprits vifs ont rapidement découvert qu’il était possible de brancher d’autres appareils à de tels réseaux filaires. Le constat a ouvert la porte à une multitude de progrès, particulièrement à l’apparition du modem, d
ont découlerait la démocratisation des babillards électroniques et, plus tard, du Web. La technologie sans fil finirait par remplacer l’essentiel du système physique d’origine, entraînant une démultiplication des usages et des potentialités. Le dynamisme est un moteur de croissance et de possibilités.

Les télécommunications ont donc connu leur point tournant, mais en matière de transport collectif, nous dépendons encore largement d’une infrastructure câblée. Nous sommes toujours à l’ère des lignes terrestres, et un changement s’impose.

À quoi peut et doit ressembler l’avenir, et que pouvons-nous tirer de décennies de modélisation de l’évolution technologique? Le présent texte expose la manière dont Inovia perçoit ces changements, et précise la vision justifiant certains de nos investissements. Il aborde aussi le rôle clé que peuvent jouer les gouvernements dans la prochaine phase de croissance. Nous nous attardons ici au transport, mais la même logique s’applique à plusieurs systèmes urbains.

Pourquoi maintenant?

Nous proposons notamment ces idées, car c’est notre travail : nous sommes une société de capital-risque. Nous sommes aussi conscients que les entreprises que nous finançons ont le pouvoir d’inciter les générations à venir à intégrer certains comportements. Quels investissements sont les plus susceptibles de faire naître de nouvelles possibilités? De nous aider à résoudre les grands enjeux de l’époque? Depuis une dizaine d’années, on parle de crise environnementale, et nous devons agir sans tarder et de manière stratégique pour provoquer des changements.

Voici les grands piliers d’une révolution du transport :

Données : Suivi des tendances de circulation, orientation des véhicules autonomes, services de géolocalisation et appareils mobiles permettant l’exploitation pratique des données recueillies : les villes n’ont jamais possédé autant de renseignements sur les citoyens, et de moyens de prédire et d’infléchir leurs déplacements.

Technologie des batteries et véhicules électriques légers : Les types, formes et coûts des véhicules électriques légers ont explosé. De nos jours, le coût par mille d’un vélo électrique ou d’un scooter peut se situer sous la barre de 0,10 $, et ces véhicules sont plus écologiques et pratiques que le transport collectif, du moins pour les déplacements brefs. Sous peu, les défis qui en limitent l’usage — météo, entreposage, sécurité, recharge — seront levés (même si à Amsterdam, on semble peu se soucier de la pluie).

Approche collaborative : Dans les années 1960, au moment de la conception des systèmes de transport collectif américains, le gouvernement était sans doute la seule entité capable de mobiliser sans appel les terres, la main-d’œuvre, l’argent et la technologie. Aujourd’hui, nous devons rendre possible un déploiement technologique rapide, efficace et global. La question territoriale relève toujours en partie du domaine public, alors la collaboration demeure de mise, mais il faut revoir les règles d’engagement.

Intégration numérique/physique : Des logiciels rendant possible l’élimination de systèmes existants comme les feux de circulation et les parcomètres, de grandes perturbations infrastructurelles sont à prévoir. Toute la technologie requise est en place : pensons par exemple aux applications pour téléphones intelligents liées à un véhicule électrique léger.

L’histoire nous enseigne par ailleurs que la conception descendante ne donne pas toujours de bons résultats et qu’en cette ère numérique, il y a lieu de préconiser une autre approche. Ainsi, plutôt que de concevoir des solutions statiques, nous pouvons mettre en place une infrastructure et des politiques agiles grâce auxquelles les villes seront en mesure de procéder rapidement à des itérations menant à des résultats optimaux. Cette façon de faire nous permet aussi d’agir plus vite, puisque la technologie existe.

C’est l’occasion pour les villes de mettre l’accent sur les gens, plutôt que de se contenter de devenir « intelligentes ». Et pour y arriver, une approche agile est tout indiquée.

L’administration municipale comme plateforme

Revenons à l’analogie du téléphone, puisqu’il est instructif de penser à la trajectoire de l’entreprise qui a fourni le câblage d’origine. AT&T, descendante directe de ce système plus que centenaire, a déclaré cette année que l’essentiel de ses revenus, soit 39 % de 170,8 G$, provenait de ses activités d’infrastructures. Être propriétaire de la plateforme s’avère rentable pour très longtemps.

Dans le cas des administrations municipales, être propriétaire de la plateforme signifie selon nous offrir aux fournisseurs de services de transport, moyennant certains frais, une interface de programmation d’applications (API) dynamique et s’adaptant à la demande qui favorise à la fois le « bien public » et des innovations rapides sur le marché. Comme tout outil du genre, cette API de données ouvertes pourrait englober tout ce qui touche à l’inscription, aux politiques, à la protection des données confidentielles, à la gestion de la circulation et à la tarification, etc. Pour l’essentiel, nous disposons déjà de la technologie pour parvenir à ces fins et pour orchestrer les déplacements. Les solutions d’équilibre de charge, de conception d’itinéraires et de gestion de la circulation au moyen d’un réseau logiciel font écho à des outils numériques existants, qu’il suffirait d’adapter. Recourir à une API de données ouvertes, c’est laisser le marché dicter l’évolution des services tout en assurant un contrôle de la qualité qui garantit le bien public.

Cette approche pourrait aussi transformer le modèle d’affaires des villes en matière de transport collectif. Plutôt que de financer chaque trajet à même l’argent des contribuables, elles seraient en mesure de rendre payant l’accès à l’API, et d’ainsi réaliser des profits importants. Puisque les véhicules électriques légers diminueront considérablement le coût moyen d’un trajet, les villes pourront offrir des moyens de transport équitables, sécuritaires et pratiques tout en touchant une part des revenus générés par ces services. Dans la mesure du possible, la programmation et la gestion des systèmes existants passeront aussi par l’API, ce qui aidera les villes à effectuer la transition et à assurer la prestation de services universels. Notons que le département des Transports de Los Angeles fait figure de pionnier de cette approche, proposant une norme en matière de mobilité fondée sur les données ouvertes.

Évidemment, d’autres options s’offrent à nous, notamment le statu quo ou la réaffectation des subventions. Par exemple, si une ville injecte de 0,30 $ à 1 $ par mille, pourquoi n’offrirait-elle pas simplement des services de vélo électrique ou de scooter gratuits à l’échelle de son territoire? Les contribuables ne paieraient pas plus cher et auraient droit à un service véritablement écologique et abordable, même si son utilisation devait augmenter.

Principes de transport de prochaine génération

Qu’est-ce qui distinguerait les dispositifs et applications de mobilité au cœur d’un tel système? Leur dynamisme et leur capacité à faire le bonheur des usagers. En voici les caractéristiques :

Convivialité et confort : Pour la majorité d’entre nous, la journée de travail commence à une heure précise. Un retard d’une heure causé par une défaillance du transport collectif est donc inacceptable, si bien que la constance et la fiabilité sont des arguments de vente clé pour toute nouvelle proposition. L’appareil ou le service doit être facile d’accès et s’intégrer naturellement aux besoins des usagers, sans prolonger leurs déplacements. Certains veulent prendre l’air, d’autres, arriver au boulot sans avoir à se doucher, et d’autres encore pouvoir être accompagnés de leur enfant. La « convivialité » ne peut pas tenir en une seule définition.

Peu ou pas d’infrastructures fixes : Nous imaginons un avenir où l’usage des routes (sens uniques, configuration des voies, types de véhicules autorisés) pourra être technologiquement ajusté en fonction de la demande.

Sécurité : L’idée d’une immunité collective rendue possible par les règles de la circulation est en voie de s’effondrer, puisque de plus en plus de gens sans formation ou permis font partie de l’écosystème. Ignorer les risques, les normes et les techniques de protection peut avoir des conséquences catastrophiques, alors la sécurité est un enjeu. S’il est vrai que les villes sont en partie responsables d’assurer des conditions de déplacement et de conduite sécuritaires, la technologie, les appareils et l’équipement doivent être mis à profit pour qu’il soit plus difficile de se mettre en danger que d’écarter les risques.

Faible coût par mille : Les véhicules électriques légers comme les scooters et les vélos affichent un coût par mille exceptionnellement bas. Tout en tenant compte des autres facteurs énumérés ici, nous devons continuer de faire appel à des technologies qui diminuent la facture.

Effet bénéfique pour l’environnement : Les données montrent que peu d’usagers vont changer de mode de transport pour la seule cause environnementale. C’est pourquoi la responsabilité d’entraîner des changements de comportement collectifs repose en bonne partie sur les épaules de ceux qui financent et développent les dispositifs de prochaine génération. Nous choisissons maintenant d’être proactifs et, si nous continuons dans cette veine, cette façon de faire pourrait bien s’avérer l’approche la plus rentable.

Optimisation et adaptabilité : La technologie évolue à une vitesse phénoménale, et la migration de la population vers les milieux urbains s’accélère également. Nous devons donc garder à l’esprit que notre environnement se transforme, et que nos technologies doivent par conséquent être flexibles, conçues pour s’adapter à la demande changeante.

Extensibilité et inclusion : Les gouvernements ont une responsabilité plus grande que les entreprises. Ils doivent rejoindre tous les citoyens, nonobstant les limitations physiques ou financières qui peuvent compromettre leur accès aux services, tandis que ces dernières ont pour mandat de maximiser les profits. Or, la technologie devrait en principe permettre de surmonter cette dichotomie. Si nous voulons maintenir, voire améliorer, l’équité sociale, il faudra exiger des entreprises qu’elles offrent elles aussi des systèmes et dispositifs pleinement inclusifs.

Les solutions de transport mobiles évoluent à une vitesse folle. Finis les cycles d’itération qui s’étalent sur des décennies : les systèmes seront actualisés au bout de quelques années, puis de quelques mois ou jours. Toute technologie a des conséquences imprévues, comme en témoigne l’état actuel du transport collectif. Pour progresser, nous devons mesurer les résultats qui importent et éliminer les éléments négatifs. Les structures incitatives mises en place, quelles qu’elles soient, entraînent des résultats. Et c’est bien là toute l’importance de l’API : en plus d’orienter la circulation, l’interface redéfinit les règles de la route et permet de mettre au point les mesures qui ne produisent pas les effets escomptés.

Conclusion

De plus en plus, les villes deviennent des pivots économiques et sociaux, la population et le budget des plus grandes d’entre elles dépassant ceux de certains pays. La majorité des perturbations technologiques des 50 dernières années ne relevaient pas de l’intégration à l’échelle urbaine, se jouant à un niveau plus subtil (p. ex. silicone, modes d’affichage, composante) ou plus vaste (p. ex. le Web, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, le cellulaire). Des technologies plus récentes ont bien remis en question les systèmes urbains
existants (p. ex. les taxis), mais dans la plupart des cas, on utilise l’Internet des objets et des logiciels avancés pour accroître l’efficacité desdits systèmes : il s’agit plus d’une adaptation que d’une révolution.

Chez Inovia, nous croyons que la donne va changer. Les administrations municipales seront bientôt dotées de systèmes d’exploitation qui rendront les API accessibles aux fournisseurs tiers, synthétiseront les divers aspects de la gouvernance et détermineront, en fin de compte, à quel point il fera bon vivre dans les villes de demain. Bien au-delà du transport, cette approche réinventera bon nombre de systèmes urbains. Les villes n’ont pas à réussir cette transition d’un coup. Il est par contre impératif qu’elles mettent en place des plateformes flexibles et dynamiques prévoyant des indicateurs pertinents et des boucles de rétroaction, afin de pouvoir lancer sans tarder des itérations. C’est ainsi que nous pourrons intégrer rapidement les véhicules électriques légers et d’autres solutions du genre.

Parallèlement, c’est une belle occasion de mettre l’accent sur les gens, condition essentielle à la création de villes où le bonheur et la durabilité seront à l’ordre du jour. Les entreprises en démarrage, elles, doivent saisir cette chance en or de contribuer à l’évolution. Fournir les composantes des nouveaux systèmes d’exploitation et des API, participer au déploiement de ces dernières : les possibilités semblent infinies.