Des villes à l’infrastructure dynamique

La ville de demain aura-t-elle des infrastructures « moins statiques »?

Une des idées futuristes les plus séduisantes en matière d’urbanisme est peut-être celle de la non-intersection, à savoir un croisement de plusieurs voies ouvert et peu structuré, dans lequel les voitures autonomes négocieraient leur passage en douceur tout en respectant les piétons et les autres véhicules. La combinaison entre absence de feux de circulation et véhicules intelligents formerait un système fluide et harmonieux. Bien que cette utopie ne soit pas à l’ordre du jour, elle réduirait les embouteillages, sur papier à tout le moins.

La Chine vient de lancer un train appelé TRA (Transport rapide autonome) qui suit une ligne peinte au sol au lieu d’un rail métallique. Cette solution de remplacement au système léger sur rail paraît logique : sa réalisation est moins coûteuse (la construction de routes est généralement 25 fois moins chère que celle d’une voie ferrée et de ses gares) et sa gestion plus souple, donc plus facile et meilleur marché. Pour changer l’itinéraire du TRA, nul besoin de pelles et de pioches : un coup de peinture suffit. Il semble également moins difficile de le combiner à une non-intersection et d’actualiser l’ensemble selon les modes d’utilisation.

Ces avancées sont prometteuses. Pourtant, comme je l’expliquais dans mon dernier article intitulé Une ville d’aventures, des conséquences involontaires découlent fatalement de notre quête d’efficacité et de sécurité urbaines. Quand les urbanistes cherchent à rendre les routes moins dangereuses, on note une augmentation de la mortalité, les conducteurs se sentant plus sûrs d’eux et donc prêtant moins attention aux piétons, cyclistes et autres usagers à roulettes. En revanche, si on pousse plus loin le concept de non-intersection, en enlevant aussi trottoirs et barrières, on généralise le woonerf. Ce terme néerlandais signifie « rue conviviale » : une rue qui comprend très peu de signalisation ou de réglementation, partant du principe que moins il y en a, plus l’attention des usagers est grande et qu’elle est donc plus sécuritaire au final qu’une rue traditionnelle. Sans compter qu’un woonerf est moins cher à aménager et peut être facilement reconfiguré pour différents usages. On peut également le surveiller et l’optimiser par le biais de technologies autres que celles employées dans une rue classique.

Le transport n’est pas la seule dimension de la vie urbaine qui suit la tendance des infrastructures dynamiques : l’architecture et l’aménagement du territoire connaissent eux aussi leur révolution. Dans le cadre du projet de rénovation d’un poste de police, l’architecte et la Ville de Chicago ont opté pour un plan « audacieux » : construire autour du nouveau commissariat des magasins, des parcs et des équipements de loisirs, le tout dans un espace communautaire flexible. Au lieu d’ériger des murs autour des policiers, on rapproche ces derniers des citoyens tout en valorisant l’espace public. Ce qui était à l’origine un bunker à fonction unique est aujourd’hui un lieu partagé à forte valeur.

Au vu de l’urbanisation rapide en Chine et ailleurs, et des difficultés d’aménagement à long terme autour de logements résidentiels coûteux, bon nombre d’architectes et de promoteurs se tournent vers des structures modulables et réutilisables. Leur travail se limite aujou
rd’hui à des immeubles comptant peu d’étages, mais pourrait s’appliquer à des tours d’habitation. À mesure que l’Internet des objets envahira la ville et ses bâtiments et que la surveillance des interactions et des déplacements humains progressera (avec, on l’espère, quelques égards pour notre vie privée), on apprendra à favoriser le lien social, à diminuer l’anxiété présente dans les mégapoles, et on commencera à numériser l’aménagement urbain pour notre bien-être et non l’inverse. Si nos immeubles sont complètement cryptés, on aura du mal à les décoder et donc à corriger les erreurs et conséquences involontaires. Une étude a d’ailleurs montré que, dans les grandes copropriétés, les occupants les plus épanouis sont ceux qui bénéficient d’un accès direct aux parties communes, synonymes d’heureux hasard et d’interactions sociales. Imaginez si on appliquait ce principe aux immeubles existants : ce rêve de lieux de rencontre à tous les étages pourrait devenir réalité dans quelques années.

Tous les exemples cités précédemment illustrent la compétition naissante entre infrastructures dynamiques et statiques, ou traditionnelles. La pensée dynamique permet d’appliquer les stratégies numériques au monde physique. La réalisation de tests A/B sur le TRA ne coûte pratiquement rien : les urbanistes pourraient étudier l’adoption du train par les usagers sur un trajet une semaine donnée, puis sur un autre la suivante, et continuer à optimiser leur investissement par la suite. L’optimisation et les temps d’itération commencent à ressembler plus à un logiciel qu’à une infrastructure. Pour protéger les piétons et les cyclistes, le woonerf n’a pas besoin de feux de circulation, de main clignotante, de trottoirs statiques, ni de lignes blanches. Un logiciel intelligent supprimera ce besoin d’infrastructure tout en rendant le système plus modulable.

Dans un avenir proche, une pièce pourrait être utilisée comme chambre, cuisine ou bureau en étant assortie d’une API normalisée (électricité, plomberie, chauffage, points de fixation du mobilier, etc.). Si une telle interface était déployée à grande échelle, les innovateurs s’en serviraient pour élaborer de nouveaux concepts et les entreprises se livreraient une concurrence pour fournir des logements de meilleure qualité. Les immeubles d’aujourd’hui sont faits sur mesure; ceux de demain pourraient être assemblés à partir de composants open source et normalisés (certainement aidés par ce genre d’impression en 3D). L’accélération de l’évolution urbaine, en réponse aux nouveaux besoins humains et à l’amélioration de la qualité de vie, est possible. Mais cela va bien au-delà des données ouvertes ou des systèmes numériques existants; les élus municipaux, les entrepreneurs et les financiers doivent sortir des sentiers battus. Il faut penser plus logiciel que matériel, voire même micrologiciel.

Dans cette perspective d’infrastructures dynamiques, les initiatives des villes intelligentes doivent faire plus qu’outiller et mesurer les systèmes statiques existants. Les villes qui deviendront plus adaptables, propices aux essais et modulables, et ce, dans les règles de l’art, céderont la priorité à l’humain : un point de vue essentiel pour Inovia, qui tente de le faire valoir dans ses investissements technologiques. Toute conception a des conséquences involontaires; le fait qu’elle soit flexible, qu’on puisse la tester et la reconfigurer nous permettra d’être plus réactifs pour ces villes qui œuvrent en faveur de leurs citoyens.

Une fois qu’on a saisi les avantages d’une infrastructure dynamique, le champ des possibles est grand ouvert :

  • Les compagnies ferroviaires qui exploitent des trains autonomes pourraient prendre modèle sur le TRA, soit avec un train d’allure classique qui suivrait des lignes peintes au sol, soit avec des unités séparées qui s’arrimeraient les unes aux autres à leur entrée en ville.
  • Afin de prévenir les embouteillages, les intersections sont en voie de devenir intelligentes grâce à des feux capables de s’adapter non seulement à la circulation locale, mais aussi à celle de l’ensemble de la ville. Le nombre croissant de véhicules électriques légers et l’intérêt grandissant porté aux piétons rendent déjà nos feux et passages piétonniers obsolètes. Pourrait-on tester dès maintenant de nouvelles interfaces et expériences utilisateur?
  • Les parcs urbains, dont l’infrastructure est majoritairement statique, sont parfois peu fréquentés. On pourrait maximiser cette fréquentation en développant par exemple des partenariats public-privé, tant dans une optique d’épanouissement de l’individu que de rentabilité de l’investissement. Concerts, soupers, activités entre voisins, jardins communautaires… toutes ces utilisations sont actuellement freinées par des demandes de permis, mais ces derniers sont-ils nécessaires? Grâce aux chaînes de blocs pour le suivi de l’utilisation, aux systèmes de gestion de l’identité et de la réputation ainsi qu’aux systèmes de gouvernance émergents, ces espaces verts pourraient-ils bénéficier d’une nouvelle forme de capitalisme méritocratique, qui valoriserait l’usage qu’on en fait tout en les rendant financièrement autonomes?
  • Des installations de stockage de l’électricité sont déployées pour les sources d’énergie renouvelable. Mais notre infrastructure électrique actuelle ne trouverait-elle pas avantage à être plus dynamique? Un stockage mobile serait-il profitable? Grâce à des appareils électroménagers capables de signaler leur besoin énergétique à l’avance, le système pourrait-il prévoir la demande et reconfigurer l’utilisation pour éviter des pointes de consommation coûteuses? Cette idée n’est pas nouvelle, mais c’en est une sur laquelle les villes ont tout le pouvoir d’agir.
  • La demande de logement fluctue sans cesse en fonction de nombreux facteurs : données démographiques, prix de l’immobilier, marché de l’emploi, etc. Les villes ont du mal à trouver un équilibre entre logements abordables et habitations de luxe tandis que les constructeurs s’évertuent à contenter les multiples parties prenantes. On aurait tout avantage à concevoir des projets résidentiels, non pas monolithiques comme aujourd’hui, mais modulables et plus facilement adaptable
    s à divers usages. Sans compter que les configurations à revenus mixtes sont profitables : le juste équilibre entre unités subventionnées et non subventionnées pourrait être différent entre le moment du zonage et l’occupation du bâtiment proprement dite. L’intérieur des appartements pourrait être lui aussi modulable.
  • Le zonage est tout sauf dynamique. Nul besoin d’en dire plus.
  • Les plateformes de gouvernance et d’implication des citoyens se trouvent encore largement en dehors de la sphère numérique. Traduction? Au lieu de donner leur avis sur un grand nombre de sujets, les citoyens n’ont leur mot à dire au mieux qu’une fois par année. Les villes passeront-elles en mode futarchie et démocratie liquide avant que l’usage ne se répande? Il semblerait que oui.
  • Les services d’urgence (police, pompiers, ambulances) ont depuis longtemps la possibilité de changer les feux de circulation en leur faveur. S’ils pouvaient communiquer avec une « unité centrale des transports », il suffirait de demander à tous les véhicules, piétons et autres obstacles présents de dégager la voie. En sens inverse, un fugitif pourrait être traqué et arrêté par divers systèmes — le bouchon qui arrive à point nommé dans un certain film d’action pourrait être la solution 🙂

Dans presque tous les secteurs de l’activité humaine, que ce soit l’informatique, l’architecture ou la médecine, la conception de systèmes flexibles, modulables et génériques (par opposition à statiques et spécifiques) a toujours fait l’objet de compromis, dus principalement aux frais généraux de gestion. Ces coûts se voyant réduits grâce à l’arrivée de l’intelligence artificielle, des chaînes de blocs, de l’impression en 3D et autres nouvelles technologies, un rééquilibrage va s’opérer entre applications entièrement statiques et entièrement dynamiques. Les villes n’y échapperont pas et fourniront aux entrepreneurs de multiples occasions d’inventer, de construire, de déployer et d’exploiter des systèmes plus dynamiques qu’auparavant. Ces derniers pourront même être associés aux systèmes proactifs des villes intelligentes, qui améliorent grandement la vie des citadins et ne mettent pas des années, voire des décennies, à réagir aux conséquences involontaires d’une nouvelle conception.